Bernard Lamy, 1712 : La Rhétorique ou l'Art de parler

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Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler (5ème éd., 1712), éd. Ch. Noille-Clauzade (1998), Paris, Florentin Delaulne, 1715, p. 144-146.


DOUTE.

Les mouvements des passions ne sont pas moins changeants et inconstants que les flots d'une mer agitée : ainsi ceux qui s'y abandonnent sont dans une perpétuelle inquiétude. Tantôt ils veulent, tantôt ils ne veulent pas. Ils prennent un dessein, et puis ils le quittent ; ils l'approuvent, et ils le rejettent presqu'en même temps. En un mot, l'inconstance des mouvements de leur passion pousse leurs esprits de différents côtés. Elle les tient suspendus dans une irrésolution continuelle, et se joue d'eux comme les vents se jouent des vagues de la mer. La figure qui représente dans le discours ces irrésolutions, est appelée doute, dont vous avez un bel exemple dans la peinture que fait Virgile des inquiétudes de Didon sur ce qu'elle devait faire quand elle se vit abandonnée par Enée :

Hélas ! s'écria-t-elle au fort de sa misère,
Quel projet désormais me reste-t-il à faire ?
Chez les rois mes voisins mon cœur humble et confus
Ira-t-il s'exposer au hasard d'un refus :
Eux dont j'ai tant de fois avec tant d'insolence
Méprisé la recherche, et bravé la puissance ?
Irai-je en suppliant, à la honte des miens,
Implorer la pitié des superbes Troyens ?
Trop aveugle Didon, puis-je après cette injure
Ne pas connaître encor cette race parjure ?
Et comment mes soupirs pourraient-ils retenir
Ceux de qui mes bienfaits n'ont pu rien obtenir ?
Ou bien irai-je enfin jusqu'au bout de la terre
Avec tous mes sujets leur déclarer la guerre ?
Mis comment voudraient-ils à travers les dangers
Poursuivre ma vengeance en des bords étrangers,
Eux que leur intérêt, et que leur propre vie
Ont à peine arrachés du sein de leur patrie ?
Mourons donc, puisqu'enfin en l'état où je suis
La mort est l'espoir seul qui reste à mes ennuis.

On feint quelquefois de douter afin d'obliger ceux à qui l'on parle de considérer les vérités auxquelles ils ne font point d'attention. C'est ainsi qu'Isaïe, pour faire ressouvenir les Israélites de la protection que Dieu leur avait donnée, leur demande, ch.63. Où est Celui qui les a tirés de la mer avec les pasteurs de son troupeau ? Où est Celui qui a mis au milieu d'eux l'Esprit de son Saint ; qui a pris Moïse par la main droite, et l'a soutenu par le bras de sa Majesté : qui a divisé les flots devant eux pour s'acquérir un nom éternel ? Qui les a conduits dans le fond des abîmes comme un cheval qu'on mène dans une campagne sans qu'il fasse un faux pas ?