DISPOSITIO / DISPOSITION
t. 1 p. 24
Les matériaux qu'il aura trouvés & amassés ont besoin d'être rangés & disposés suivant le plan qui leur convient entr'eux, & qui sera le plus capable de faire un bon effet. Seconde partie de la Rhétorique, la Disposition.
t. 1 p. 307-308
SECONDE PARTIE. LA DISPOSITION.
< Manchette : Importance de la Disposition en Eloquence.>
Jusqu’ici nous avons des matériaux : mais pour construire l’édifice du discours, il faut les mettre en ordre : sans quoi nous ne nous verrions qu’un amas confus de richesses sans aucune grace ; & même, on peut le dire, sans véritable utilité. De belles pierres, des marbres, de grandes piéces d’un bois bien choisi, tout cela jetté pêle-mêle & au hazard, ne formera qu’un monceau, dont les parties pourront avoir leur mérite, mais qui dans son tout ne sera capable ni de plaire, ni d’être de service. Rangez en ordre ces différens matériaux, mettez-les chacun en leur place : alors s’élevera un bâtiment, dont le spectacle satisfera les yeux, & qui vous procurera une des grandes commodités de la vie humaine. Tel est l’effet de la Disposition en Eloquence. Les choses que vous avez trouvées & amassées dans votre esprit, & qui brilloient chacune de leur propre beauté, [t. I, p. 308] acquierent par l’agréable distribution que vous en saurez faire, un nouvel éclat, & elles se prêtent un mutuel appui, au moyen duquel elles se soutiennent, elles se fortifient réciproquement, & deviennent tout autrement propres à opérer la persuasion.
C’est donc avec raison que Cicéron a dit de cette partie de l’Art de bien dire <De Orat. II. 180>, qu’elle a tant de force & de valeur, qu’aucune ne contribue plus puissamment à la victoire. Il ne suffit pas qu’une preuve soit bonne en elle-même : il faut qu’elle soit préparée & amenée, séparée de ce qui l’offusqueroit, mise en un mot dans son jour. C’est une des principales attentions que doit avoir l’Orateur.
La disposition influe sur tout. Elle distribue le discours en ses principales parties : elle arrange les preuves entre elles : elle place convenablement les pensées qui entrent dans la composition de chaque morceau. Nous la considérerons sous ces trois points de vue, mais en enveloppant le second dans le premier, parce que le lieu naturel pour parler de l’arrangement des preuves est l’article de la Confirmation.
CHAPITRE PREMIER. De la distribution des parties du Discours.
< Manchette : La nature elle-même nous enseigne la distribution usitée des parties du discours.>
La distribution des parties du discours est ce qui coûtera le moins à l’Orateur : la nature elle-même nous l’enseigne, comme l’observe Cicéron. « C’est elle, dit-il <De Orat. II. 307>, qui nous apprend à ne point entrer brusquement en matiere, & à commencer par y préparer les esprits ; à exposer ensuite le point dont il est question ; puis à prouver notre thèse en faisant valoir nos raisons, & en détruisant celles qui peuvent être aléguées au contraire ; enfin à mettre au discours une conclusion qui le termine. » Voilà la marche de la nature : & en conséquence le discours a quatre parties principales. L’Exorde, la Narration, s’il s’agit d’un fait, comme il s’en agit toujours dans les causes judiciaires, la Confirmation, la Péroraison.
< Manchette : Il est des cas où l'Orateur doit pourtant s'en écarter.>
Il est pourtant bon de remarquer, que cette distribution n’est pas une [t. I, p. 310] loi tellement invariable, qu’elle ne cede quelquefois aux circonstances, & à l’utilité de la cause, qui est la loi souveraine de l’Orateur. Cicéron, dans son plaidoyer pour Milon, ne fait pas marcher la narration immédiatement après l’exorde. Il insere entre deux une ample réfutation de quelques préventions extrajudiciaires, dont il craignoit que les esprits des Juges ne fussent frappés. Les ennemis de Milon déclamoient contre lui avec fureur, & ils avoient souvent répété, & dans le Sénat & devant le peuple, que puisque Milon avouoit avoir tué, il se reconnoissoit lui-même pour criminel, & ne méritoit plus de voir le jour. Ils disoient que sa cause avoit été préjugée contre lui, & par un décret du Sénat, & par la loi que Pompée avoit portée, pour ériger la commission même qui devoit connoître de l’affaire. Tant que les Juges auroient été préoccupés de ces pensées, ils n’auroient pas même écouté les défenses de l’accusé, ne croyant pas qu’il leur fût permis de l’absoudre. Cicéron devoit donc, avant tout, détruire ces obstacles, qui lui fermoient les oreilles de ses Juges, & qui tant [t. I, p. 311] qu’ils auroient subsisté, eussent rendu absolument inutile tout ce qu’il pouvoit dire en faveur de son client.
De pareils cas sont rares ; & communément les parties du discours doivent être rangées suivant l’ordre que nous venons de marquer comme prescrit par la nature. Elles demandent chacune des observations particuliéres, que nous allons exposer au lecteur, en l’avertissant qu’il pourra trouver quelques répétitions, mais amenées par le besoin de la matiere.
Avant que d’entrer dans ce détail, je placerai ici une observation générale. C’est qu’il est des causes tellement chargées de faits & de questions, que le plaidoyer qui les embrasse est un composé d’autant de discours, qu’il y a de faits & de questions à traiter. Mais chacun de ces discours en sous-ordre a presque les mêmes parties, que le discours pris en entier, son exorde, sa narration, sa confirmation. C’est ainsi que Cicéron a traité l’affaire de Verrès & celle de Cluentius ; & M. d’Aguesseau, les causes, de la succession de Longueville, & de la Pairie de Luxembourg.
Je viens maintenant aux regles de l’exorde.
Article I. De l’Exorde.
< Manchette : Définition de l'Exorde, & ses trois devoirs.>
L’Exorde est l’annonce du discours. Il doit donc mettre l’Auditeur au fait, par une idée sommaire, mais précise du sujet : il doit de plus préparer l’esprit du Juge ; je dis, du Juge, car c’est dans le genre judiciaire sur-tout que cette précaution a lieu. Elle est communément moins nécessaire dans les deux autres genres de cause : & si le cas arrivoit, on pourroit y appliquer ce que nous allons dire de l’exorde judiciaire.
Préparer l’esprit du Juge, c’est l’intéresser par le sentiment, attirer son attention, le mettre à portée de s’instruire : ou, comme l’on s’exprime communément, rendre le Juge bien affectionné, attentif, docile. J’évite ce dernier terme, qui n’a pas dans notre langue le même sens que chez les Latins, de qui nous l’avons pris.
J’observe d’abord que ces trois devoirs n’appartiennent point à l’Exorde exclusivement, & qu’il faut que l’Orateur les remplisse dans tout le tissu du discours. Mais on les a spécialement [t. I, p. 313] affectés à l’Exorde, parce qu’ils y sont encore plus nécessaires qu’ailleurs. En effet, si lorsque votre Juge commence à prendre connoissance de la cause, vous ne savez pas l’y intéresser, si en lui exposant votre sujet, vous ne le rendez pas attentif, ou si vous ne lui en parlez pas avec assez de clarté, tout le reste de votre discours court risque d’être perdu. Manquer à quelqu’un de ces devoirs dans d’autres endroits du discours, c’est une faute, mais le danger en est moins grand.
< Manchette : Intéresser le Juge par le sentiment.>
Intéresser en faveur de votre cause, par des motifs tirés de la chose même, de votre personne, de celle de votre client, de celle des Juges, de celle de vos adversaires, dont vous présenterez le rôle comme odieux, c’est une matiere que nous avons déja traitée en parlant des Mœurs & des Passions. Nous ne répéterons point ce que nous avons dit : & nous nous contenterons de deux observations. L’une, que les louanges que vous donnerez aux Juges pour gagner leur bienveillance, auront un mérite singulier, si elles roulent sur des qualités qui ayent leur application directe à votre cause : [t. I, p. 314] par exemple, sur leur inclination à la bonté & à la commisération, si vous plaidez pour un malheureux ; & au contraire sur leur amour des regles & leur juste sévérité, si vous poursuivez la vengeance d’un crime.
L’autre observation, que j’ai déja faite, mais qui ne peut pas s’omettre ici, est que vous devez seulement effleurer le sentiment dans l’Exorde, & non pas l’épuiser. Il n’est pas encore tems d’y insister, lorsque vous ne pouvez pas l’appuyer sur le fond de la cause bien connu. Vous pourrez vous donner plus de carriere dans le corps du discours, à mesure que l’occasion l’exigera ; &. sur-tout dans la Peroraison, si les usages vous le permettent.
< Manchette : Le rendre attentif.>
L’attention du Juge s’obtient par l’importance de l'affaire, si vous la peignez comme nouvelle, singuliere, ayant quelque chose de surprenant, capable d’intéresser le bien de la société. Il faut que ces idées soient maniées avec chaleur, quoique sans l’essor des grands mouvemens. Il ne suffit pas de demander au Juge qu’il vous écoute avec attention. Il y est obligé par devoir ; mais si vous lui parlez [t. I, p. 315] froidement, vous ne pouvez manquer de l’endormir. Il faut que l’attention soit méritée par la chose même.
« Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. »
<Despréaux, Art poët. Chant III>
Ce n’est pas que l’Orateur ne puisse & ne doive dans la suite du discours réveiller de tems en tems l’attention de son auditoire, en la demandant expressément, quand il a sur-tout à dire quelque chose de grand, d’important, qui mérite d’être observé singuliérement & retenu avec soin. M. Bossuet louant le Prince de Condé, dit de lui <Oraison funebre de Louis de Bourbon> : « Il avoit pour maxime, (écoutez : c’est la maxime qui fait les grands hommes) que dans les grandes actions il faut uniquement songer à bien faire, & laisser venir la gloire après la vertu. » La pensée, comme l’on voit, valoit la peine d’être remarquée. Le P. Bourdaloue adresse très-souvent dans ses sermons des avertissemens semblables à ses auditeurs, pour les exhorter à se rendre attentifs ; & l’Avocat ne doit pas manquer d’en faire autant, lorsqu’il touchera les endroits essentiels de son plaidoyer, & pleinement avantageux à sa cause. [t. I, p. 316]
< Manchette : L'éclairer par une bonne division.>
Le troisieme devoir de l’Orateur dans l’Exorde est d’éclairer & de mettre à portée de s’instruire l’esprit de l’auditeur. Il y réussira en posant bien nettement l’état de la question, en présentant les différentes faces sous lesquelles il considérera sa matiére, & en la distribuant selon toutes ses branches, en un mot par une bonne division, qui dans les sermons & les oraisons funebres, accompagne & termine toujours l’Exorde. Dans les plaidoyers elle est ordinairement rejettée après la Narration, parce qu’elle suppose une connoissance générale du sujet. Mais par sa nature elle se rapporte à l’Exorde, puisqu’elle est une préparation à tout ce qui sera dit dans la suite.
Autrefois nos Orateurs sacrés remanioient à diverses reprises leur division, & l’inculquoient plusieurs fois dans des membres de phrase artistement compassés & symmétrisés. On a renoncé à cette mode, & avec raison. La division, qui doit servir de guide à ceux qui suivent le discours, ne peut être trop simple ni trop précise. Elle en sera mieux conçue, & se retiendra plus aisément.
< Manchette : Exemples de l'exécution de ces préceptes.>
[t. I, p. 317] Les Exordes sont déployés avec étendue dans les chaires évangéliques. Au Barreau ils sont communément plus courts & traités plus succinctement, à moins que la cause ne soit d’un grand éclat. Néanmoins dans tous les cas on y voit pratiqués exactement, suivant les diverses circonstances du sujet & des personnes, les préceptes que je viens d’exposer. Je n’en donnerai qu’un seul exemple, qui sera l’exorde du Mémoire de M. Cochin, pour les Religieux de l’Abbaye de S. Corneille de Compiegne, contre M. l’Evêque de Soissons (a) <T. VI. p. 216>. Il commence ainsi.
<N.DdA. (a) M. Languet.>
« M. l’Evêque de Soissons, pour étendre sa jurisdiction sur une Eglise que ses prédécesseurs n’ont jamais gouvernée, attaque tous les priviléges de l’Abbaye de S. Corneille de Compiegne. Les Bulles des Papes, les Chartes des Empereurs & des Rois, les jugemens les plus solennels, les reconnoissances de ses prédécesseurs, & les siennes même, huit siécles de possession, rien ne le touche : au contraire le nombre & la qualité des titres paroissent [t. I, p. 318] l’animer de plus en plus, & l’exciter à faire de nouveaux efforts pour rendre ces titres impuissans. Ils lui paroissent frivoles & méprisables : la jurisdiction prétendue par les Religieux, n’y est point établie. Cependant l’art des plus habiles faussaires a été employé pour fabriquer ces pieces inutiles. Mais l’iniquité s’est confondue elle-même par les méprises, dans lesquelles une ignorance grossiere l’a précipitée. Ces privileges au surplus seroient abusifs : & ils ne subsistent plus. C’est ainsi que M. de Soissons, peu curieux même de sauver la contradiction qui éclate entre les moyens qu’il propose, multiplie ses attaques, pour trouver un endroit foible dans les titres qu’on lui présente. »
Voilà le procédé de la partie adverse peint avec des couleurs peu favorables, dont l’effet tourne à l’avantage de ceux qui sont attaqués. L’Avocat ne se contente pas de cette maniere indirecte de concilier à ses cliens la bienveillance. Il les peint eux-mêmes avec des traits propres à faire aimer leur modestie & la sagesse de leur conduite. « Les Religieux de Compiegne, [t. I, p. 319] dit-il, doivent & à la gloire de l’Ordre de S. Benoît, & à l’honneur de leur Maison, & plus encore au respect & à la reconnoissance pour les Papes & pour les Rois qui les ont comblés de leurs faveurs, une défense solide à tant d’insultes & à tant de critiques. S’ils étoient seuls blessés par ces déclamations, ils souffriroient sans murmure l’humiliation si convenable à leur état. Retenus par les égards qui sont dus à la dignité épiscopale, ils étoufferoient leurs justes plaintes, & se consoleroient même dans l’espérance de mériter un jour, par la régularité de leur conduite, l’estime d’un Prélat qu’ils ont toujours honoré. »
Tous les caracteres qui peuvent mériter l’affection, sont ici rassemblés : la modestie poussée jusqu’à l’humilité, la régularité d’une conduite édifiante, le respect pour la dignité de l’adversaire, & même l’estime pour sa personne, la nécessité d’une juste défense, qu’il n’est pas permis de négliger. Ce dernier motif est encore mieux développé dans ce qui va suivre, & il est joint à des considérations qui montrent la grandeur de [t. I, p. 320] la cause, & qui la rendent digne d’attention.
« Mais, ajoute l’Orateur, les privileges qui sont attaqués ne leur appartiennent pas : ils n’en sont que les dépositaires, & par honneur, aussi bien que par religion, ils sont obligés de veiller à la conservation d’un dépôt si précieux. Ce sont moins les droits de l’Abbaye de Compiegne que l’on défend, que les prérogatives d’une fondation royale que les Papes ont voulu honorer, par les graces qu’ils ont répandues sur cette Eglise, à l’instant même de sa naissance. C’est l’ouvrage de ces Puissances suprêmes, c’est le suffrage de tous les Evêques du Royaume, ce sont les applaudissemens de tous les peuples, que l’on se propose de justifier contre les reproches & contre les plaintes de M. de Soissons. » On auroit pu être tenté de regarder comme peu intéressante une cause où il ne s’agissoit que de l’exemption d’un Monastere. Voyez quel relief l’Avocat fait lui donner.
Suit le plan du plaidoyer, qui met de l’ordre dans les idées : & en [t. I, p. 321] finissant son exorde, l’Orateur exprime pour dernier caractere la confiance en la bonté de la cause qu’il défend. « Les Religieux de Compiegne ne craindront point, dit-il, d’entrer en lice avec un grand Prélat. Ses traits sont trop foibles par eux-mêmes, pour qu’on puisse être effrayé de l’autorité & de la force de celui qui est armé pour les lancer. »
Cet exorde est un modele de l’observation parfaite des préceptes énoncés ci-dessus. S’il n’y est point fait usage des considérations tirées de la personne de celui qui parle, cette omission n’est pas un défaut : elle est au contraire louable. On ne reprochera jamais à un Orateur de s’oublier soi-même, pour n’occuper que de son sujet les esprits de ses auditeurs. Et les circonstances, comme je l’ai remarqué ailleurs, permettoient plus aux Avocats de l’ancienne Rome & d’Athenes qu’aux nôtres, de faire mention de ce qui les touchoit personnellement.
On ne trouve point non plus dans l’exemple que j’ai rapporté l’éloge des Juges. Mais ce n’est pas un devoir indispensable, ni qui soit tellement [t. I, p. 322] du ressort de l’Exorde, que l’Orateur ne puisse attendre l’occasion que lui fournira la matiere dans quelqu’autre partie du discours. C’est vers la fin d’un de ses plaidoyers que M. Erard, pour répondre à l’étalage des grands noms que l’on opposoit à son client, place cet éloge du Parlement <p. 243>. « Il faudroit ne pas connoître la fermeté qui est le caractere de cet auguste Corps, & l’égalité avec laquelle la justice y est administrée, sans distinction & sans acception des personnes, pour pouvoir se flatter que le récit de plusieurs alliances éclatantes, ou l’appui d’un nombre de personnes qualifiées, y puissent faire trouver légitime ce qui ne l’est pas : comme si leurs suffrages devoient déterminer les vôtres, & donner plus de poids aux raisons de l’Intimée ; ou que les voix de ses parens dussent être comptées pour former le jugement que vous devez rendre. Le seul suffrage dont on a besoin de se faire assister devant des Juges aussi integres & aussi exempts de prévention, est le suffrage de son bon droit & de son innocence. » [t. I, p. 323]
< Manchette : L’Exorde ne doit point être véhément.>
Une dépendance, déja remarquée, des regles de l’Exorde, c’est qu’il ne comporte point la véhémence. Les mouvemens doivent y être montrés, & non pas poussés avec force. C’est ce que M. Cochin a encore excellemment pratiqué. On a vu qu’il représentoit comme défavorable l’entreprise de M. de Soissons, & ses procédés dans l’affaire. Mais les termes sont mesurés & modérés. Ce n’est pas que la matiere lui manquât, comme on peut l’observer dans différens endroits du Mémoire, & en particulier dans celui où il commence la discussion des reproches de fausseté <p. 249>, que M. de Soissons avoit hasardés contre les titres des Religieux de Compiegne. Il s’anime alors, & rien n’est plus énergique ni plus véhément, que les pensées & les termes qu’il emploie.
« On ne peut imputer à M. de Soissons, dit-il, cette partie du Mémoire. L’aigreur, la passion, l’injustice & l’ignorance y éclatent d’une manière trop sensible, pour qu’il soit permis de présumer qu’un Prélat dont le caractere est si respectable y ait d’autre part que la facilité d’avoir adopté trop légérement des [t. I, p. 324] recherches étrangeres. L’auteur ne s’y borne pas à combattre les droits de l’Eglise de Compiegne : il cherche à décrier un Ordre qui depuis tant de siécles a fait un des principaux ornemens de l’Eglise : il entreprend de flétrir tous les titres des Monasteres, ces titres précieux où les Savans ont puisé des connoissances si utiles à la Religion, à l’Etat, & aux grandes Maisons de l’Europe : il va fouiller jusques dans des libelles assez deshonorés par leur propre obscurité, des fables imaginées dans un esprit de déclamation : il hasarde des critiques, dont les plus faciles recherches découvrent l’erreur. Tant d’égarement, tant de passion, ne peut réjaillir jusques sur M. de Soissons. C’est une main étrangere, c’est une main ennemie, qui a formé tous ces traits. M. de Soissons est à plaindre de les avoir employés avec confiance ; & le blâme, si on pouvoit l’étendre jusqu’à lui, ne tomberoit que sur sa facilité. » A travers les ménagemens pour la personne, qu’exigeoit la bienséance, on sent toute l’énergie & toute la véhémence des traits que l’Orateur emploie pour [t. I, p. 325] caractériser les choses. Cette véhémence auroit été moins bien placée dans l’Exorde, & elle auroit pu ne pas être favorablement reçue.
Mais si l’Exorde ne doit pas se livrer aux mouvemens, il doit y préparer. L’Orateur doit y faire sentir la premiere atteinte des passions, qu’il portera à leur comble dans la suite ; commencer à tourner ses auditeurs vers le côté où il veut les pousser ; & ouvrir leurs cœurs aux sentimens dans lesquels il se propose de les faire entrer.
Cicéron est admirable en cette partie, comme dans tout le reste. Tous ses exordes contiennent l’ébauche & le germe des sentimens qu’il souhaite que les Juges conçoivent par rapport à sa cause. Plaidant pour Coelius, il vouloit faire regarder son affaire comme une bagatelle, comme une misere : & cependant les adversaires la traitoient comme une chose atroce, & qui par son importance ne souffroit aucun délai ; & ils avoient eu le crédit de la faire placer en un jour de fête, où l’on célébroit des jeux publics, & où tous les Tribunaux étoient fermés. Cicéron tire de cette circonstance même le moyen d’inspirer le [t. I, p. 326] sentiment de mépris & d’indifférence, qu’il a intérêt que l’on prenne pour le peu d’importance & la futilité de l’affaire. Il suppose qu’un étranger arrive dans le moment même où elle commence à se plaider. « Cet étranger, dit-il, ne doutera pas qu’il ne s’agisse d’un crime qui intéresse le salut public, & dont l’impunité menaceroit l’Etat de sa ruine. Mais, ajoute l’Orateur, lorsque par la discussion des faits il apprendra qu’il n’est question de nul attentat, de nul acte d’audace & de violence ; & que c’est un jeune homme de beaucoup d’esprit, d’un grand talent, considéré & estimé dans la ville, qui est accusé par le fils de celui qu’il accuse lui-même, & poursuit actuellement, & que la persécution qu’on lui suscite, n’a pour appui que le crédit d’une femme décriée & sans honneur… Il plaindra votre sort, Messieurs, d’être seuls laborieusement occupés à juger un procès, pendant que tous les autres citoyens jouissent du repos & du plaisir des spectacles. » Cette premiere idée que l’Orateur donne de sa cause, conduit à la traiter [t. I, p. 327] légérement, & à la regarder comme n’étant de nulle conséquence ; ce qui est le but où Cicéron veut amener les Juges par tout son discours. Si la cause demande des mouvemens pathétiques, Cicéron suit la même méthode. Il les entame dans l’exorde ; mais il en réserve la force pour d’autres parties du discours.
< Manchette : Ni pompeux, au moins dans les genres Délibératif & Judiciaire.>
L’Exorde n’admet donc point la véhémence des grands mouvemens. Il exclut aussi la pompe du style, au moins dans les genres Délibératif & Judiciaire, où il s’agit d’affaires sérieuses, d’intérêts souvent délicats, qui demandent d’être maniés avec adresse ; & où par conséquent l’Orateur doit se présenter avec un appareil modeste, qui lui gagne la bienveillance.
Dans le genre Démonstratif, il a plus de liberté. S’il lui faut louer, par exemple, un saint ou un héros, l’auditeur apporte de lui-même toutes les dispositions que l’Orateur peut souhaiter. Il s’intéresse au sujet, il admire ou même respecte celui dont il vient entendre les louanges. Loin d’être en garde contre l’Orateur, il le favorise d’avance : & tout l’embarras [t. I, p. 328] de celui qui parle, est de remplir l’attente de ceux qui l’écoutent. Ainsi il peut dès le commencement étaler toutes les richesses & toute la pompe de l’Eloquence, comme a fait M. Bossuet, dans son magnifique début de l’oraison funebre de la Reine d’Angleterre.
Le texte annonce le ton de dignité, Rois, comprenez maintenant : instruisez-vous, Juges de la Terre : & l’Orateur commence à développer ainsi un texte si noble : « Celui qui regne dans les Cieux, & de qui relevent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la majesté, & l’indépendance, est aussi le seul qui se glorifie de faire la loi aux Rois, & de leur donner, quand il lui plaît, de grandes & de terribles leçons. Soit qu’il éleve les Trônes, soit qu’il les abaisse, soit qu’il communique sa puissance aux Princes, soit qu’il la retire à lui-même, & ne leur laisse que leur propre foiblesse, il leur apprend leurs devoirs d’une maniere souveraine & digne de lui. » Ce début est non-seulement pompeux, mais sublime. Tout le monde connoît l’exorde de l’oraison [t. I, p. 329] funebre de M. de Turenne par M. Fléchier, où est étalée toute la richesse des pensées, toute la magnificence des tours & des expressions. En général ce goût est celui qui convient aux Exordes dans le genre Démonstratif, pourvu que la matiere le comporte.
< Manchette : La modestie en est le caractere le plus ordinaire.>
Dans les deux autres genres la modestie du style en commençant est de précepte & d’étroite obligation. « L’Orateur, dit fort bien Quintilien <L. IV. c. 1>, ne s’est point encore introduit dans les esprits : & l’attention toute fraîche des auditeurs l’observe & l’épie. Tout ce qui sentiroit le faste les préviendroit contre lui. Dans la suite du discours, lorsque les esprits seront échauffés, il lui sera plus libre de prendre l’essor. » Cette regle est puisée dans la loi même de la nature. De tout ce qui existe, il n’est rien qui en naissant se développe tout entier. Les commencemens de tout ce qui doit devenir le plus grand & le plus fort, sont petits & foibles. C’est la remarque de Cicéron <De Orat. II. 317>.
Aussi la modestie du début ne doit pas seulement se faire sentir dans le style. Il faut qu’elle regne dans toute [t. I, p. 330] la personne de l’Orateur, dans son air de visage, dans le ton qu’il prend, dans son geste. La timidité même, pourvu qu’elle n’aille pas jusqu’au déconcertement, sied très-bien au commencement du discours. L’auditoire est bien aise de se voir respecté : & il en conçoit une bonne idée de la probité de celui qui parle. La modestie est le coloris propre de la vertu.
Cicéron s’exprime sur cet article de la timidité avec une extrême énergie <I. 119-121 [dans le De Orat.]>. Il fait parler ainsi l’Orateur Crassus. « Ceux même qui ont le plus de facilité & de talent pour l’éloquence, je trouve que s’ils ne se présentent avec un air timide, & ne ressentent en commençant quelque émotion, ils manquent de pudeur. Je me trompe : cela ne peut pas arriver. Car à proportion que l’on est plus capable de bien dire, on sent mieux la difficulté de l’ouvrage, on craint plus l’incertitude du succès, & l’attente des auditeurs donne de plus vives inquiétudes. Quant à ceux qui s’exposent hardiment à un danger qu’ils ne connoissent pas, & qui faisant mal leur rôle, montrent [t. I, p. 331] un front assuré, ils ne doivent pas en être quittes pour une simple censure ; ils méritent châtiment. »
J’excepte de la loi de la timidité le cas où l’Avocat se trouvera chargé d’une cause injustement décriée dans le public. Alors le ton humble seroit pris pour un aveu de foiblesse. Il faut prendre le ton d’assurance qui convient au bon droit : plus la vérité est humiliée, plus elle doit se rehausser sur-tout devant des Juges tels que les nôtres, qui font gloire de ne regarder dans leurs décisions que le vrai, qui ne donnent rien à la considération des personnes, & qui veulent être seulement les interpretes de la loi, & en tenir la place, pour prononcer les jugemens qu’elle rendroit elle-même.
Je vois en effet que l’exorde de M. Cochin dans la cause du Marquis d’Hautefort <T. II. p. 368>, contre laquelle on étoit prévenu lorsqu’il commença à la plaider, n’est point d’un style humble, ne marque aucune crainte, exclut au contraire toute apparence de doute sur le mérite du fond, & annonce une pleine confiance. « Le projet [t. I, p. 332] formé, dit-il, par la Demoiselle Kerbabu, de se donner pour veuve du Comte d’Hautefort, est une de ces entreprises téméraires, que l’ambition inspire, que l’intrigue & l’artifice préparent, & qui ne se soutiennent que par l’audace & par le crime. Mais ce qui distingue cette fable de tant d’autres dont les Tribunaux ont retenti, est que celle-ci a été trop mal concertée, pour que des personnes sages & éclairées puissent long-tems en être séduites. C’est une suite de faussetés manifestes qui la deshonorent, & de contradictions qui la détruisent. » Voilà bien le ton de persuasion & d’assurance : & ce qui le rend encore plus remarquable, c’est que jamais Orateur n’a été plus modeste que M. Cochin. Il a cru que les préventions injustes répandues dans le public, l’obligeoient de donner ici dans l’exorde même, de l’éclat à son style, & de prendre, contre son ordinaire, & contre son goût naturel, un air de fierté & de triomphe.
Les Anciens, plus vrais, plus naturels, & moins composés que nous ne sommes, n’agissoient pas ainsi. [t. I, p. 333] Dans les causes défavorables, ils prioient, ils s’humilioient, ils trembloient. Tel fut l’exorde de l’Orateur Antoine dans la cause de Norbanus, dont j’ai déja beaucoup parlé d’après Cicéron <De Orat. II. 220>. Sulpicius nous donne une idée de cet exorde, en disant à Antoine lui-même : « Quel fut votre début ? Quelle timidité ! quel embarras ! Combien paroissiez-vous hésiter & traîner votre prononciation & vos paroles ! » Cette maniere timide pouvoit faire un bon effet sur des Juges qui ne se regardoient pas comme astreints à suivre la rigueur de la Loi, & qui se croyoient presque maîtres de faire grace. Elle convenoit aussi à la cause, qui étoit mauvaise. Mais je pense qu’elle ne réussiroit pas parmi nous, & nous ne devons imiter ni le procédé d’Antoine, qui se chargeoit d’une mauvaise cause, ni son exorde humble & tremblant, qui annonceroit la persuasion de succomber.
< Manchette : Exorde par insinuation.>
En excluant ces défauts, une insinuation douce, qui ménage les préventions fâcheuses des Juges pour parvenir ensuite à les détruire, est de tous les tems & de tous les pays. Les [t. I, p. 334] anciens Rhéteurs ont fait sans nécessité de cette insinuation une sorte d’Exorde à part, pendant qu’il n’y a de différence que dans les causes. Ce qui est vrai, c’est que les causes dont le premier coup d’œil n’est pas favorable, par quelque raison que ce puisse être, demandent des attentions particulieres de l’Orateur ; & que si tout en commençant il heurte de front les idées dont les Juges peuvent être préoccupés, il court risque de blesser les esprits, & d’ajouter un nouvel obstacle à ceux qu’il avoit déjà à surmonter.
M. Cochin, plaidant pour la Demoiselle Ferrand <T. IV. p. 469>, à qui l’on contestoit son état, & qui demandoit à être admise à la preuve testimoniale, craignoit que cette cause ne fût confondue avec d’autres tentatives faites récemment pour un objet pareil, tentatives odieuses en elles-mêmes, & qui n’avoient pas réussi. Il commence par écarter cette prévention fâcheuse, sans effort, sans véhémence, d’un style doux & modéré, & en montrant par le seul exposé de l’état de la question, combien sa cause étoit différente de celles contre lesquelles on [t. I, p. 335] étoit justement prévenu. « Ce n’est point ici, dit-il, une de ces questions d’état qui ont alarmé le Public, par la crainte de voir tomber toutes les familles dans le trouble & dans la confusion. S’il suffisoit à un inconnu pour conquérir un rang distingué, de présenter des faits arrangés avec art, & d’offrir une preuve testimoniale pour les soutenir, il n’y a personne qui ne dût être effrayé d’un exemple si funeste : l’ambition & la cupidité franchiroient toutes les bornes, & les familles les plus illustres deviendroient la proie de l’audace la plus criminelle. Mais dans la démarche de la Demoiselle Ferrand, rien ne peut altérer l’ordre public ni la tranquillité des familles. Elle ne demande justice à la sienne qu’à la faveur des titres authentiques, dont personne ne peut méconnoître l’autorité. Tout est prouvé, la naissance d’une fille, fruit du mariage de M. & de Mme. Ferrand, son existence, son identité avec la personne qui agit ; & si l’on offre d’y joindre la preuve testimoniale, ce n’est que surabondamment, & pour augmenter l’éclat [t. I, p. 336] qui accompagne la cause de la Demoiselle Ferrand. » Ce début est sage & insinuant : la précaution & la prudence d’un Orateur adroit s’y fait sentir.
C’est cet art, dont M. Rollin a fait un titre exprès dans son traité des Etudes, sous le nom de Précautions Oratoires, & qu’il définit « certains ménagemens que l’Orateur doit prendre pour ne point blesser la délicatesse de ceux devant qui ou de qui il parle ; des tours étudiés & adroits dont il se sert pour dire de certaines choses, qui autrement paroîtroient dures & choquantes. » Cet art n’est point propre uniquement à l’Exorde, il est nécessaire toutes les fois que l’on est obligé d’exprimer des idées qui pourroient ne pas être agréables à l’auditeur. Mais jamais l’Orateur n’a plus de raison d’en faire usage, que lorsqu’il commence à traiter une matiere contre laquelle il doit trouver les esprits préoccupés. Alors on l’observe, on l’épie, comme je l’ai déja dit d’après Quintilien : l’attention toute fraîche de l’auditoire ne laisse rien échapper, & s’il blesse dès l’entrée, il prépare un mauvais accueil [t. I, p. 337] à tout le reste de son discours.
< Manchette : Exorde ab abrupto.>
Il est des occasions où l’Exorde n’a point lieu, & doit s’omettre entiérement. Je ne connois qu’un cas de cette espece dans le genre judiciaire : c’est lorsque le sujet est si mince & de si petite considération, qu’il veut être traité sommairement, & ne comporte l’appareil d’aucun préliminaire.
Dans le genre délibératif au contraire, si la chose est extrêmement grave, & excite par elle-même de violens sentimens d’indignation, de crainte, & autres semblables, en supposant d’ailleurs qu’elle soit suffisamment connue des auditeurs, l’Orateur doit tout d’un coup s’annoncer ému & agité des passions qu’exige la matiere : la lenteur & le flegme de l’Exorde ne lui conviennent point. Il faut qu’il vienne d’abord au fait, & avec mouvement & transport. Tout le monde connoît le début impétueux de la premiere Catilinaire, sur lequel ont été faites, je pense, les regles que je viens d’exposer. « Jusqu’à quand, Catilina, abuserez-vous de notre patience ? Combien de tems encore ferez-vous de nous le jouet de vos fureurs ? Jusqu’à quel terme [t. I, p. 338] s’emportera votre audace effrénée ? » Cette véhémence étoit placée, & même nécessaire. Heureusement des circonstances semblables à celle qui animoit alors le zele de Cicéron, ne sont pas fréquentes. Les Rhéteurs ont donné un nom à cette sorte d’Exorde, qui n’en est point un. Ils l’ont nommé Exorde ab abrupto, c’est-à-dire, brusque & sans préparation. Il sort des regles, & ne peut être regardé que comme une exception rare que la nécessité des circonstances arrache à la loi commune.
< Manchette : Matériaux de l'Exorde.>
On peut donc poser pour principe, que tout discours veut avoir son Exorde, dès que la matiere est de quelque importance. Il s’agit d’examiner maintenant d’où l’Orateur le tirera. Il n’est pas douteux que ce qui doit le lui fournir, c’est la nature du sujet qu’il lui faut traiter, & ses circonstances. L’Exorde doit sortir du fond de la cause, puisqu’il est fait pour y préparer. Autrement ce ne seroit qu’un lambeau cousu au discours, pour me servir de l’expression d’Horace. Il ne feroit point une partie du tissu, & il n’y tiendroit que par des liens foibles, arbitraires, aisés à rompre, [t. I, p. 339] & par conséquent il deviendroit une piece hors d’œuvre & inutile.
De-là il s’ensuit que ce n’est qu’après avoir étudié la cause à fond, que l’Orateur doit songer à son Exorde. Il faut qu’il en ait présente à l’esprit toute l’étendue, les preuves, les objections, ce qu’elle offre de propre à concilier les esprits & à toucher les cœurs, ou au contraire de défavorable, & de capable de donner des préventions fâcheuses. Après que vous aurez envisagé ainsi, & même arrangé tout le plan de ce que vous avez à dire, vous trouverez sans peine par où il vous convient de débuter. Votre Exorde se présentera de lui-même, & propre à la cause. Cicéron, de qui je tire ce précepte <II. De Orat. 315>, y joint son expérience personnelle. Il atteste par la bouche de l’Orateur Antoine, que si quelquefois il a voulu s’écarter de cette méthode, & commencer par chercher son Exorde, il n’en a pu trouver aucun qui ne fût foible, frivole, ou commun & trivial. Mais si l’on ne doit dresser le plan de son Exorde, qu’après l’inspection & l’étude de toute la cause, ce n’est pas à dire qu’il y ait nécessité [t. I, p. 340] de ne le composer & de ne l’écrire que le dernier. Quand on se met à écrire, Quintilien pense qu’il est plus convenable de suivre l’ordre selon lequel chaque partie du discours doit être prononcée <L. III. c. 9> ; & personne ne peut blâmer cette pratique.
Présentons un modele de ce que nous venons de donner en précepte, sur les matériaux qui doivent entrer dans la construction de l’Exorde. Nous ne pouvons mieux faire pour cela, que de transcrire le début du plaidoyer de M. d’Aguesseau, dans la cause entre M. le Prince de Conti, & Madame la Duchesse de Nemours <T. III. p. 240>. On y remarque d’abord de la noblesse & de l’élévation dans le style & dans les pensées. C’est ce qu’exigeoit la haute dignité des Parties : & de plus c’est un Magistrat qui parle, & qui exerce un ministere dévoué au vrai, & supérieur à l’intérêt des personnes. Voici cet Exorde.
« L’éclat extérieur qui environne cette cause, les grands noms des Parties qui attendent en suspens le jugement que vous devez prononcer, & tout ce qui attire aujourd’hui [t. I, p. 341] l’attention, les vœux, le concours du Public ; c’est ce que la sévérité de notre ministere nous ordonne d’oublier en commençant ce discours. Quelque respect que nous ayons pour les Parties, nous ne craindrons point de dire d’abord, que nous ne devons point envisager ici la personne d’un Prince, dans lequel nous honorons avec toute l’Europe la valeur, la vertu, & le sang de nos Rois, ni l’héritiere des biens de la Maison de Longueville, qui semble apporter ici la faveur de ce nom si précieux à la France : & pour éviter l’écueil également dangereux d’une prévention favorable ou contraire à l’une ou à l’autre des Parties, nous ne pouvons les considérer aujourd’hui, que comme la Justice elle-même les considere. Dépouillés en sa présence de ces avantages extérieurs, ils viennent déposer à ses pieds l’éclat de leur dignité : ils soumettent toute leur grandeur à l’empire de la Loi, pour attendre de ses oracles la certitude de leur destinée. Laissons donc à ceux qui ont le bonheur de pouvoir être simples spectateurs d’un si illustre [t. I, p. 342] différend, le plaisir de remarquer qu’une cause particuliere semble être devenue une cause publique ; que l’intérêt d’un seul est regardé comme l’intérêt de tous ; & que si les jugemens sont partagés, au moins les vœux & les souhaits se réunissent. »
Les considérations tirées de la personne des Parties plaidantes, ne peuvent être traitées plus dignement. L’Orateur semble les écarter : mais il en fait usage néanmoins. En leur donnant l’exclusion, il y porte l’attention de ses auditeurs, & il s’acquitte lui-même des devoirs d’hommage & de respect envers le rang & les personnes. La seconde partie de l’Exorde roule sur la nature des questions qui se présentent à examiner.
« Pour nous, nous osons dire qu’un intérêt encore plus grand & plus élevé attache aujourd’hui toute notre application. C’est celui que le Public doit prendre à une cause dans laquelle les Loix semblent opposées les unes aux autres ; où la volonté du Testateur est combattue par une volonté contraire ; où sa sagesse & sa démence paroissent également [t. I, p. 343] vraisemblables ; où la faveur des héritiers testamentaires est balancée par celle des héritiers du sang ; &, pour dire encore quelque chose de plus, où il s’agit de chercher, de découvrir, d’établir les principes solides de la certitude humaine, par lesquels on peut confirmer pour toujours le véritable état des morts, & assurer après eux l’exécution de leurs sages volontés. » Ce court exposé des questions qu’embrasse l’affaire, en même tems qu’il intéresse & pique l’attention des auditeurs, suppose une étude approfondie de la cause, & en est le résultat.
< Manchette : Style de l'Exorde.>
Le style qui convient à l’Exorde, n’est point communément la véhémence : nous l’avons dit. Il ne faut pas en arrivant mettre tout en feu. La modestie, la douceur, la tranquillité, sont les caracteres qui sont propres au style comme aux choses : & par cette raison l’Exorde admet le nombre & l’harmonie de la période, qui s’allie avec le sens froid dans l’Orateur & dans celui qui écoute. Il n’est point de discours sur un sujet important, sermons, oraisons funebres, grands plaidoyers, dont l’Exorde ne soit [t. I, p. 344] traité dans ce goût de style. C’est de quoi les exemples se trouvent partout : & je n’y insisterai pas davantage. Il me reste à exposer les principaux défauts qui peuvent rendre l’Exorde vicieux. C’est ce que l’on peut aisément déduire des regles que j’ai données sur ce qui en fait les vertus. Mais ces regles elles-mêmes n’en seront que mieux conçues par le contraste des vices opposés.
< Manchette : Vices que l'on doit éviter dans les Exordes.>
Le discours oratoire est un édifice, dont toutes les parties doivent être proportionnées avec une exacte symmétrie. De même donc qu’un grand portail qui feroit l’entrée d’un bâtiment médiocre, produiroit un mauvais effet, un Exorde seroit vicieux, s’il étoit trop long. Il pécheroit contre la loi des justes proportions. Ce seroit une tête d’une grosseur considérable, placée sur un corps qui n’y répondroit pas par son volume. Les Exordes de M. Cochin sont ordinairement fort courts.
Les Exordes que la Partie adverse pourroit employer, soit en entier, soit en y faisant de légers changemens, marquent une main malhabile, qui manque son but, & qui [t. I, p. 345] ne sait pas présenter son sujet sous le point de vue qui convient à l’utilité de la cause.
Nous avons parlé des Exordes qui seroient étrangers à la cause, & qui n’y tiendroient que par la place que l’Orateur leur auroit assignée arbitrairement à la tête de son discours. Ce seroit un vice choquant dans un plaidoyer, dans un sermon, dans tout ce qui est discours oratoire. Dans les ouvrages d’une autre nature, l’inconvénient est beaucoup moindre. Les préfaces des deux ouvrages historiques qui nous restent de Salluste, ne tiennent que de fort loin à son sujet. Le Traité des Loix de Cicéron ouvre par un préambule très agréable, mais qui ne regarde les Loix en aucune façon. Une chose singuliere, c’est que Cicéron tenoit des commencemens tous prêts, isolés & indépendans de toute matiere, pour les appliquer aux ouvrages qu’il pourroit composer dans la suite. Tout cela a été pratiqué par de grands Ecrivains sans être blâmé. Mais l’Orateur le seroit certainement, s’il transportoit ces exemples aux Exordes de ses discours. L’auditoire qui s’est assemblé pour entendre [t. I, p. 346] traiter un sujet, veut qu’on l’en entretienne tout d’abord & sans délai ; & il regarderoit un Exorde étranger à la matiere comme un écart intolérable.
< Manchette : Observation sur la regle qui exclut la pompe des Exordes judiciaires.>
Nous avons dit qu’un Exorde pompeux & magnifique ne siéroit point aux causes judiciaires, & nous avons rapporté la raison de ce précepte. Si néanmoins le sujet étoit grand & important, alors ce ne seroit pas l’Orateur qui chercheroit la pompe, mais la matiere qui l’exigeroit, & qui forceroit la regle. En ce cas, quoique la regle commune ne pût pas être observée, il faudroit néanmoins ne la pas perdre entiérement de vue : & l’Orateur devroit se souvenir que la pompe d’un Exorde dans le genre judiciaire ne doit pas être celle d’un panégyrique.
Je viens d’emprunter de M. d’Aguesseau un exemple de cette dignité de style sans orgueil. Elle a été aussi très-bien observée par M. Cochin, dans l’Exorde de son plaidoyer pour le Prince de Montbelliard <T. V. p. 420>, cause du plus grand éclat, & par son objet, & par le nom illustre des Parties. L’Orateur commence ainsi : « Le Prince de [t. I, p. 347] Montbelliard, né pour jouir de tous les avantages que la souveraine puissance communique à ceux qui en sont revêtus, n’a cependant coulé ses jours depuis long-tems que dans l’amertume & la disgrace. La jalousie du Duc de Wirtemberg, l’ambition de la Baronne de l’Espérance, ont excité contre lui les plus rudes tempêtes : victime malheureuse de tant de passions, son rang, son élévation, sa naissance, tout a été compromis. En vain, à la mort de son père, la justice de ses droits a-t-elle été publiquement reconnue ; en vain les vœux de ses sujets se sont-ils réunis pour son triomphe & pour sa gloire : la violence a consommé l’ouvrage que tant d’intrigues avoient préparé. Ses Etats sans défense envahis à main armée ; prêt à tomber entre les mains d’ennemis dont il avoit tout à craindre ; à quel sort étoit-il réservé, si la France ne lui avoit ouvert cet asyle favorable, qui dans tous les tems a été le refuge des Princes malheureux ? » Je n’acheve point le reste de l’Exorde, qui est tout entier de ce style : style noble & élevé, mais qui ne dégénere [t. I, p. 348] point en faste. On y trouve même l’essai des sentimens tendres & compatissans qui convenoient à la fortune de l’illustre client.
De l’Exorde fini, l’Orateur, dans le genre judiciaire, passe à la Narration : & ce passage doit être naturel ; ensorte que ce qui termine la premiere partie du discours, amene celle qui va suivre.
Article II. De la Narration.
< Manchette : Définition de la Narration oratoire, & caractere qui la distingue de la Narration historique.>
La Narration dans le discours est l’exposition du fait, assortie à l’utilité de la cause. On l’appelle simplement Fait dans les plaidoyers & les mémoires de nos Avocats.
Le dernier trait de la définition doit être ici soigneusement remarqué. C’est ce caractere qui constitue la principale différence entre la Narration oratoire & la Narration historique. L’Historien & l’Orateur narrent l’un & l’autre. Mais le premier, uniquement occupé du vrai, ne se propose que d’exposer la chose telle qu’elle est. Il pécheroit même contre la premiere regle de son genre, si à ce motif [t. I, p. 349] il en mêloit d’autres, & que dans la tournure de son récit, il consultât l’intérêt particulier de qui que ce soit, fût-ce même l’intérêt de sa Patrie. Il n’en est pas ainsi de l’Orateur. Il doit sans doute respecter la vérité, & il ne lui est pas permis de l’altérer. Les droits inviolables de la vérité exigent de lui cette fidélité : & de plus il nuiroit même à sa cause, s’il s’exposoit à être surpris en mensonge, parce que dès-lors il jetteroit en défiance ses auditeurs, & perdroit auprès d’eux toute créance. Mais l’intérêt du vrai n’est pas le seul qui dirige son discours. L’Orateur y joint la considération de ce que demande l’utilité de sa cause. Sans détruire la substance du fait, il le présente sous des couleurs favorables : il insiste sur les circonstances qui lui sont avantageuses, & les met dans le plus beau jour : il adoucit celles qui seroient odieuses & choquantes. Un Historien qui auroit eu à raconter la mort de Clodius, auroit dit, les esclaves de Milon tuerent Clodius. Cicéron dit, les esclaves de Milon firent ce que chacun de nous eût voulu que ses esclaves fissent en pareille occasion. [t. I, p. 350] La Partie publique narre comme l’Historien. Elle n’a d’autre intérêt dans la cause que celui du vrai, & elle le considere seul. Il ne s’agit pour elle ni de mitigations, ni d’attentions à donner à la chose un coloris, qui prévienne en faveur de l’une ou de l’autre des Parties plaidantes. Elle va droit au but, ne se proposant d’autre objet que d’instruire les Juges.
La Narration est de l’essence de la cause, & elle peut en être regardée comme le fondement & la base. Elle doit contenir le germe de tous les moyens qui seront employés dans la suite, & dont la confirmation n’est que le développement. On peut même dire que l’impression qui résulte de l’exposé des faits a un grand avantage sur la preuve de raisonnement. La conviction produite par le raisonnement est l’ouvrage de l’Avocat : au lieu que l’inclination à croire, qui naît d’un récit, est l’ouvrage du Juge lui- même. C’est lui qui tire la conséquence : c’est lui qui se persuade par une action qui lui est propre. Or ce qui vient de nous-mêmes, a un tout autre mérite auprès de nous, que ce que nous recevons d’autrui. [t. I, p. 351] Par ces observations, il est clair que nulle partie du discours ne doit être plus soigneusement travaillée que la Narration. Elle demande beaucoup d’art, de réflexion, de conduite ; d’autant plus qu’il est souvent difficile d’allier toutes les vues que l’Orateur doit avoir dans l’esprit en la dressant. Il ne doit rien dire que de vrai : il ne doit rien dire qui nuise à sa cause. Car rien n’est plus honteux à un Avocat, que de se tuer de sa propre épée. Si sa cause étoit mauvaise, l’unique parti à prendre pour lui seroit de ne s’en point charger.
En la supposant bonne, mais embarrassée de quelques difficultés, l’Avocat ne peut pousser trop loin les précautions pour arranger les circonstances de son récit de manière qu’elles conduisent elles-mêmes l’esprit de l’auditeur à des inductions avantageuses au parti qu’il soutient. Pour donner un exemple complet de cet art, il faudroit copier quelqu’une des Narrations de M. Cochin, l’Orateur le plus prudent & le plus adroit qui ait jamais illustré notre Barreau. Mais elles sont longues pour la plupart, & je me contenterai de citer le commencement [t. I, p. 352] de celle que présente son mémoire apologétique pour le Marquis d’Hautefort <T. II. p. 422>. Il faut se souvenir que l’objet de l’Avocat dans cette cause, étoit de prouver qu’il n’y avoit point eu de mariage célébré entre le Comte d’Hautefort, oncle du Marquis, & la Demoiselle de Kerbabu. Le début de la Narration est parfaitement assorti à cette idée.
« Le Comte d’Hautefort, dit M. Cochin, étoit parvenu à l’âge de soixante ans ou environ, sans avoir pensé à se marier, lorsqu’il vit à Brest en 1725 la Demoiselle de Kerbabu, qui avoit suivi la Dame de S. Quentin sa mere. On prétend que malgré son indifférence, il fut tout d’un coup épris pour elle de la passion la plus ardente, qu’il se détermina d’abord à l’épouser, & qu’il obtint l’agrément des Sieur & Dame de S. Quentin, à qui il en fit la demande. Une résolution si subite ne produisit alors aucun effet : & si l’on en croit la Demoiselle de Kerbabu, la conclusion du mariage fut remise à l’année suivante. On ne concilie pas aisément tant d’ardeur avec tant de retardement. » Il est [t. I, p. 353] aisé de sentir que ces traits du récit, qui ne fait que commencer, jettent tout d’un coup des nuages & du doute sur le fait du mariage, & en décréditent la vraisemblance. L’âge du Comte d’Hautefort, le long tems qu’il a passé sans se marier, son ardeur subite, sa lenteur à conclure, tout cela annonce un roman, que la Patrie adverse a imaginé sans penser même à le rendre croyable.
Les narrations de Cicéron portent souverainement ce caractere d’habileté & d’adresse, & elles sont tournées avec un art infini. On peut lire en particulier celles du discours pour Milon, & de celui pour Ligarius.
Cette attention bien observée est la principale vertu de la Narration oratoire. Les Rhéteurs en assignent trois autres ; la clarté, la vraisemblance, la briéveté.
< Manchette : Clarté que doit avoir la Narration.>
La clarté est un devoir de tout le discours : mais elle est particuliérement nécessaire dans la Narration, parce que c’est de-là que doit partir la lumiere, qui se répandra sur tout ce que l’Orateur pourra dire dans la suite. Si le fait n’a pas été bien exposé, s’il y reste de l’obscurité & de l’embarras, [t. I, p. 354] les raisonnemens, & les preuves qui viendront après, ne se feront point nettement concevoir : & tout le travail de l’Avocat est perdu. On en peut dire autant des deux autres qualités que nous avons marquées. Si votre récit n’a point de probabilité, on ne vous écoutera plus. S’il est long & diffus, en sorte que l’on ait oublié le commencement, lorsque vous parviendrez à la fin, vous retomberez dans l’inconvénient de l’obscurité.
Pour obtenir la clarté, outre les conditions nécessaires à tout discours, je veux dire la propriété des termes, la simplicité des tours, & autres vertus semblables, dont nous parlerons ailleurs, la Narration exige spécialement l’attention à bien distinguer les noms, les personnes, les tems, les lieux, & toutes les autres circonstances du fait. Ce devoir est aisé, & ne demande qu’une capacité médiocre. Il est plus honteux d’y manquer, que louable d’y réussir.
< Manchette : Vraisemblance.>
La vraisemblance n’est pas d’une moindre conséquence, & elle ne doit point être négligée, même en ne disant que des choses vraies. Car [t. I, p. 355] on sait que ce qui est vrai n’est pas toujours vraisemblable. Pour rendre donc votre récit vraisemblable, vous devez assigner à vos personnages des motifs & des caracteres proportionnés à la nature des actions que vous leur attribuez. Ainsi, dit Quintilien <L. IV. c. 2 [§ 52]>, si vous accusez un homme de vol, vous devez le peindre avide ; dérangé dans ses mœurs, s’il s’agit d’adultere ; téméraire & violent, si vous le poursuivez comme coupable d’homicide. Lorsque vous ferez le rôle de défenseur, ce sont les considérations contraires qui régleront vos tableaux.
Qu’on lise dans cet esprit les narrations de Cicéron & de M. Cochin : on les trouvera toutes dressées sur ce modele. Dans Cicéron, Roscius injustement accusé du meurtre de son père, est peint par son défenseur comme un homme simple, ayant les mœurs innocentes des habitans de la campagne, sans cupidité, sans passion pour les plaisirs & les folles dépenses : & ses accusateurs au contraire, qui étoient vraisemblablement ses meurtriers, sont des caracteres audacieux, avides, & injustes à l’excès. Dans M. [t. I, p. 356] Cochin, la Demoiselle qui s’étoit fait instituer légataire par le Marquis de Béon, est une personne pleine d’esprit & d’artifice, insinuante, adroite, jusqu’à couvrir son libertinage du masque de la dévotion. La Demoiselle de Kerbabu, qui prétendoit faussement avoir été épousée par le Comte d’Hautefort, a toute l’habileté nécessaire pour former une intrigue de fausseté, & toute la hardiesse capable de l’exécuter. Au contraire, s’agit-il de détruire la vraisemblance d’une lettre attribuée au Comte d’Hautefort, & qui s’exprimoit en termes tout-à-fait désobligeans pour sa famille : « Il avoit toujours aimé sa famille, dit l’Avocat <T. II. p. 409> : son neveu lui avoit toujours été cher. Pourquoi se fait-il (dans cette lettre) un plaisir malin de le voir confondu, comme si ce neveu ingrat n’eût soupiré qu’après sa succession, & que le Comte d’Hautefort eût été bien aise de tromper son avidité ? De tels sentimens peuvent-ils s’accorder avec la confiance & l’amitié qu’il lui a témoignées jusqu’au dernier moment de sa vie ? » Ce morceau passe [t. I, p. 357] un peu les bornes de la simple narration, & renferme un raisonnement. Mais le raisonnement est court : & quelquefois l’utilité de la cause demande que dès le moment où l’on rapporte, soit un fait, soit une piece, on se hâte d’en prévenir ou d’en détruire l’impression, qui nous seroit contraire. Les exemples de cette pratique sont très-communs dans les narrations de M. Cochin.
Quintilien remarque que les meilleures préparations pour disposer l’auditeur à croire, sont celles qui ne se font point sentir, & qui produisent leur effet sans que l’on s’apperçoive du dessein de l’Orateur. Cela revient à ce que j’ai déjà observé. Mais je pense qu’il n’est pas hors de propos de multiplier les réflexions & les exemples sur un art profond, difficile à pratiquer, difficile même quelquefois à reconnoître. Quintilien cite à ce sujet un endroit de la narration du plaidoyer pour Milon. Cicéron vouloit que les Juges demeurassent persuadés que Milon étoit parti de Rome sans aucun dessein d’attaquer Clodius. Voici donc comment il raconte ce départ. « Milon, dit-il, [t. I, p. 358] étant resté au Sénat ce jour-là jusqu’au moment où la compagnie se sépara, revint à sa maison : il changea de chaussure & d’habits : il attendit un peu de tems que sa femme fût prête, comme il arrive d’ordinaire en pareil cas. » Rien n’est plus simple & pour les choses & pour les expressions : ce discours n’annonce aucun art. Il y en avoit pourtant beaucoup. Il n’est personne qui en écoutant ou en lisant ce récit, ne conçoive & ne se persuade que c’est ici un départ sans empressement, sans dessein, un simple voyage de campagne. Et voilà précisément ce que Cicéron vouloit que l’on crût.
Je trouve dans M. Cochin un exemple que je puis mettre en parallele. La Demoiselle de Kerbabu plaçoit l’époque de la célébration de son mariage au 19 Septembre 1726, dans le Château d’Hauterive appartenant au Comte d’Hautefort. M. Cochin nioit ce mariage, & le traitoit de fable. Rien peut-il être mieux assorti au dessein de l’Orateur, que ce récit de la maniere dont s’étoit passée à Hauterive cette journée si importante dans la cause <p. 424> ? « Le 19 Septembre, la compagnie [t. I, p. 359] entiere (qui étoit très-nombreuse) se rendit chez le Sieur le Blanc, Prieur-Curé d’Argentré, qui est la Paroisse d’Hauterive. On y arriva sur les onze heures du matin : peu de tems après la compagnie se mit à table : elle en sortit sur les quatre heures, & se retira au Château d’Hauterive. Le Comte d’Hautefort ne s’en sépara point jusqu’à dix heures du soir, qu’il se retira dans sa chambre, où il se coucha en présence du Sieur de la Girouardiere. Un domestique, qui couchoit dans sa garderobe, ferma sa porte à clef, comme il a toujours fait, & comme il a toujours continué depuis. » Je ne sais pas si Monsieur Cochin, en dressant ce récit, avoit présent à la mémoire l’endroit de Cicéron que je viens de rapporter. Mais quand il l’auroit eu sous les yeux, il n’auroit pas pu l’imiter plus parfaitement. C’est le même esprit qui a dicté l’un & l’autre. Même simplicité, même art. Où placer dans une journée remplie comme celle-là, la célébration d’un mariage ?
< Manchette : Briéveté.>
Le précepte de la briéveté a besoin d’être expliqué. Elle ne consiste pas [t. I, p. 360] précisément à se renfermer dans peu de paroles. On est court toutes les fois que l’on ne dit que ce qui est nécessaire, ou même utile. Mais il n’est pas permis de se dispenser de dire tout ce qu’il faut. Entre les deux excès du trop ou du trop peu, le dernier, suivant la remarque judicieuse de Quintilien, est le plus vicieux. Car le superflu n’a que l’inconvénient d’ennuyer celui qui écoute ; au-lieu qu’il y a du danger pour la cause à omettre ce qui est nécessaire.
Je dirai plus : ce qui n’allonge que par un ornement placé à propos, & distribué avec goût & avec discrétion, ne peut point être traité de superflu. « La Narration, dit Quintilien, ne doit pas être sans graces ; autrement elle paroîtroit grossiere & ennuieroit : car le plaisir trompe & amuse ; & ce qui plaît semble moins durer : de même qu’un chemin riant & uni, quoique plus long, fatigue moins qu’un chemin plus court, qui seroit escarpé ou désagréable. »
Cicéron pense de même, & il cite pour exemple la narration qui remplit la premiere scene de l’Andrienne [t. I, p. 361] de Térence, & qui est véritablement un modele accompli. Elle est trop longue pour être insérée ici : & d’ailleurs je craindrois de ne pouvoir pas faire passer dans ma traduction les graces de l’original.
< Manchette : Intérêt & agrément.>
Mais je conclus de ce que je viens d’observer d’après Cicéron & Quintilien, que ce n’est pas sans raison que quelques Rhéteurs, aux trois vertus de la Narration, la clarté, la vraisemblance, la briéveté, en ont ajouté une quatrieme, l’intérêt & l’agrément. Il faut supposer que la matiere s’y prête : car si elle étoit trop simple, & de petite importance, la clarté du style & la briévété seroient les seuls ornemens qui lui conviendroient. Mais si la cause est grande par son objet & par le nom des personnes qu’elle regarde : si elle est variée par une multiplicité d’événemens divers ; si elle est susceptible de sentimens de douleur, de commisération, d’indignation, de surprise, alors une narration froide & séche seroit tout-à-fait vicieuse. Elle doit être relevée par la noblesse du style, intéressante par les sentimens, qu’il ne s’agit pas d’épuiser, comme nous en avons [t. I, p. 362] averti ailleurs, mais qui doivent être fondus dans le récit, pour l’échauffer & lui donner de l’ame ; en sorte que le Juge commence dès-lors à sentir l’atteinte des mouvemens, dont l’Orateur se propose de le pénétrer dans la suite, lorsqu’il développera & fera valoir dans toute leur force les preuves & les moyens.
L’affaire qui fut plaidée par M. Cochin pour la Demoiselle Ferrand, avoit la plupart des caracteres que nous avons marqués. La Partie dont il soutenoit les droits, réclamoit un nom distingué dans la Robe, & qu’on lui contestoit au mépris des Loix. Elle se disoit, & par le jugement elle fut déclarée fille de M. Ferrand, Président au Parlement. Elle avoit gémi toute sa vie sous l’oppression, & depuis le moment de sa naissance jusqu’à l’âge de quarante-neuf ans, elle n’avoit jamais joui de son état & des prérogatives qui devoient y être attachées. La Narration de M. Cochin répond par son style à la grandeur d’un intérêt si précieux & si touchant. Elle est ornée convenablement, & elle a toute la chaleur des sentimens que la cause demandoit. Je [t. I, p. 363] n’en donnerai que le début, par lequel on pourra juger du reste. Elle commence ainsi <T. IV. p. 470>.
« M. Ferrand épousa en 1676 Anne de Bellinzani. La paix a accompagné ce mariage pendant dix années entieres. C’est dans ce tems de calme que Madame Ferrand est accouchée de trois enfans, & est devenue grosse du quatrieme. L’orage qui fondit en 1686 sur sa famille, altéra l’union qui avoit toujours regné entre M. Ferrand & elle. Les vertus du Magistrat ne purent le garantir des foiblesses de l’homme. Cette épouse chérie ne parut plus à ses yeux, que comme la fille d’un proscrit. L’aigreur, les reproches injustes, les dédains succéderent à la tendresse : & les choses furent portées à une telle extrémité, que Madame Ferrand se crut en droit de demander sa séparation. On n’ajoute rien au portrait que Madame Ferrand a fait elle-même de ses disgraces domestiques. Après avoir donné à l’intégrité & aux lumieres de M. Ferrand, les éloges qui leur étoient dus, elle a été obligée de reconnoître que l’homme le plus [t. I, p. 364] pur dans les fonctions publiques ; n’est pas toujours exemt, dans l’intérieur de sa maison, des passions qui agitent les particuliers : & en cela elle a découvert elle-même la source des malheurs de la Demoiselle Ferrand… Madame Ferrand passa le reste de sa grossesse dans le plus funeste accablement, abandonnée de son mari, de ses amis, de ses parens dispersés par l’autorité souveraine ; prête à être enveloppée elle-même dans une disgrace si générale. Ce fut dans ces jours de douleur qu’elle mit au monde la Demoiselle Ferrand. » Ce style est noble autant que sage. Il est enrichi de réflexions, & animé de sentimens. Ce n’est point ici le lieu de remarquer combien il prépare habilement à tout ce qu’il sera nécessaire d’établir dans la suite.
Il faut avouer que dans nos mœurs, & suivant notre maniere de procéder dans les jugemens, les occasions d’orner les Narrations judiciaires, & de les rendre touchantes, sont plus rares parmi nous que chez les Anciens. Cicéron en fournit un très-grand nombre d’exemples : & ses Verrines en sont tissues. [t. I, p. 365]
< Manchette : Le fait trop chargé doit se partager en plusieurs récits.>
Nous avons supposé jusqu’ici une Narration unique dans la cause. Mais il est des causes chargées d’une telle multitude de faits différens, qu’il n’est pas possible de les embrasser tous dans un même corps de récit. Nous avons déja fait incidemment cette remarque : & nous ajouterons ici qu’en ce cas, pour mettre de l’ordre dans les faits, & pour procurer du repos à l’attention du Juge, il faut les partager par différentes époques, & même par les différentes natures d’objets. La chose se conçoit très-aisément. Cicéron en présente d’excellens modeles, comme je l’ai dit, dans ses discours contre Verrès, & pour Cluentius. Mais si l’on veut un exemple moderne, le plaidoyer de M. Cochin, pour le Prince de Montbelliard nous l’offrira <T. V. p. 420>. « L’ordre des faits, dit-il, dont on est obligé de rendre compte, annoncera par lui-même trois époques bien faciles à distinguer. La premiere présentera toutes les circonstances du mariage, & les effets dont il a été suivi pendant près de vingt années. La seconde renfermera le détail de toutes les intrigues que l’on a mises en [t. I, p. 366] œuvre pour dégrader, s’il étoit possible, la mere & les enfans. La troisieme fera paroître leur triomphe dans tout son jour. »
< Manchette : Style de la Narration.>
Quel doit être le style de la Narration, c’est ce que nous avons suffisamment expliqué en donnant les regles pour sa construction. Le style sera simple, uni, noble néanmoins & soutenu, sur-tout dans les grandes causes, formant un seul tissu, qui ne soit point interrompu par des figures véhémentes, telles que des exclamations subites, de violentes apostrophes, à moins que l’atrocité des choses ne soit si forte, qu’elle contraigne l’Orateur d’éclater dans le moment. Cicéron, dans le plaidoyer pour Cluentius, est conduit par le fil du récit à parler des noces incestueuses d’une belle-mere avec son gendre. Il ne peut contenir l’indignation qui le saisit. Il s’écrie : « ô attentat incroyable ! ô fureur d’une passion effrénée ! ô impudence sans exemple ! Comment cette femme n’a-t-elle pas craint, je ne dis pas les Dieux & les hommes, mais les objets même inanimés, qui lui retraçoient l’image des noces de sa fille, [t. I, p. 367] & les murs qui en avoient été les témoins ? » De pareils écarts doivent être très-courts, comme une saillie dont l’Orateur n’a pas été le maître : & après l’interruption d’un moment, il faut qu’il revienne aussitôt au style de récit.
C’est aussi une sorte d’écart, que de quitter le fil de la Narration pour argumenter & entrer en preuve. Cette liberté s’accorde pourtant plus volontiers que l’autre ; & j’ai déjà observé que nos Avocats la prennent assez aisément, en évitant néanmoins la longueur.
< Manchette : Nécessité de la Narration dans tout discours judiciaire.>
Je suis fort étonné, qu’il ait été mis en question parmi les Rhéteurs, si l’Avocat doit toujours donner l’exposé du fait, ou la Narration. Ils ont même reconnu des cas dans lesquels il doit s’en abstenir : si le fait est assez connu & n’admet aucun doute, s’il a été raconté par l’adverse Partie d’une maniere qui convienne à notre cause. Cicéron, ce qui met le comble à mon étonnement, paroît même adopter ces principes <De Orat. II. 330> ; mais Quintilien les réfute <L. IV. c. 2>, au moins par rapport au très-grand nombre des causes : & la raison décide absolument en faveur de ce [t. I, p. 368] dernier. Quelque connu, quelque constant que soit un fait, on ne peut jamais supposer que l’Avocat n’ait rien à en dire. Il lui importe, non pas précisément que l’on sache la substance du fait, mais qu’on l’envisage sous un certain point de vue que lui seul peut présenter. Les circonstances, les motifs, les suites, ont des différences délicates, qui ne seront jamais mises dans leur jour que par celui qui y a intérêt. C’est encore plus gratuitement que l’on suppose que le récit de notre adversaire pourra nous convenir. Un même fait passant par deux bouches différentes, est presque toujours différemment présenté. Que sera-ce s’il y a contrariété d’intérêt ? Il est impossible alors que le récit qui convient à l’un, convienne à l’autre. Je crois donc pouvoir établir pour regle certaine, & sans aucune exception, que l’Avocat doit toujours exposer le fait dans lequel consiste sa cause. Et la pratique y est conforme. Je ne connois point de plaidoyer existant sans Narration. S’il s’agissoit d’un meurtre, d’un empoisonnement, qu’il ne fût pas possible de nier ; en pareil cas l’Avocat ne doit pas omettre la [t. I, p. 369] Narration ; mais rejetter la cause entiere, & ne s’en point charger.
< Manchette : Quelle part elle a dans les discours du genre Délibératif.>
On est mieux fondé à demander si la Narration a lieu dans les discours du genre Délibératif. Lorsque celui qui propose de délibérer a rendu compte du fait en question, alors il est certain que ceux qui opinent n’ont pas besoin de le raconter de nouveau. Mais, comme les exemples sont d’un grand & fréquent usage dans le genre Délibératif, il peut arriver que quelqu’un des opinans ait à rapporter incidemment un fait dont il prétende s’autoriser, & il y suivra les regles générales de la Narration oratoire.
< Manchette : Et dans le genre Démonstratif.>
Les discours dans le genre Démonstratif, ne sont souvent, comme nous l’avons observé, qu’un tissu de Narrations accompagnées des réflexions & des sentimens qui conviennent à la chose. Ainsi se traitent les oraisons funébres, les panégyriques. Les Narrations doivent être maniées dans le goût du genre dont elles font la matiere. Dans aucune sorte de récit l’ornement ne sied mieux. La loi du genre l’exige même, & le rend nécessaire.
< Manchette : Etat de la question. Division.>
Après la Narration judiciaire, [t. I, p. 370] l'Avocat pose ordinairement l’état de la question, & fait sa division. Ces parties, pour être fort courtes, n’en sont pas moins importantes. L’ordre que nous avons suivi nous a conduits à en parler déja dans ce qui précéde. Ainsi nous nous contenterons d’observer ici, que les vertus qui doivent y régner, sont la précision, pour éviter tout ce qui pourroit confondre les idées ; la clarté, pour répandre du jour dans tout le reste du plaidoyer ; la justesse, pour empêcher que les différentes branches du sujet ne se mêlent, & ne rentrent les unes dans les autres.
Plus une cause est embarrassée par la multitude & la complication des incidens, des demandes, des procédures, plus elle a besoin que l’Orateur qui la traite apporte à sa division toutes les attentions que nous marquons ici. Telle étoit l’affaire entre M. le Duc de Luxembourg & les autres Ducs & Pairs, en 1696 ; & l’on ne peut assez admirer la précision, la clarté, & la justesse, aussi bien que l’érudition immense, avec lesquelles elle fut traitée par M. d’Aguesseau <T. III. p. 643>, alors Avocat Général. [t. I, p. 371] L’état des questions qu’elle renferme, est si bien établi, les divisions sont si lumineuses, qu’on suit toute la cause avec la même facilité, que si elle étoit parfaitement simple, & ne consistoit, qu’en un seul point aisé à apercevoir.
Cette maniere nette & expresse de marquer la division, & d’annoncer directement en commençant ce que développera la suite du discours, est celle que suivent les Avocats & les Prédicateurs. Les discours qui se prononcent pour l’ouverture des Audiences & les Mercuriales, procédent différemment. La division est dans l’esprit de l’Orateur, mais elle n’est que légérement indiquée dans son discours, dont la marche est continue, & avance toujours d’un pas égal sans s’arrêter. Il faut que l’auditeur épie le passage & la liaison des idées, & qu’il saisisse par lui-même le plan, qu’on lui laisse presque à deviner. Cette méthode est ingénieuse, & elle donne aussi plus d’exercice à l’esprit des auditeurs. Elle est bonne où on l’emploie. Elle a un air de dignité & de noblesse. Mais elle ne seroit pas placée dans les plaidoyers & [t. I, p. 372] dans les sermons, où il s’agit d’instruire, & où il est besoin de se faire retenir exactement.
Article III. De la Confirmation.
< Manchette : Définition de la Confirmation.>
L’ordre naturel demande qu’après avoir exposé le fait, & distribué son sujet, l’Avocat entre en preuve. Ainsi après la Narration & la Division qui y est jointe dans le genre Judiciaire, suit la Confirmation, qui contient & met dans tout leur jour les preuves de la cause, & qui détruit ce qu’y opposent ou peuvent opposer les adversaires.
< Manchette : Elle est la partie essentielle du discours.>
Cette partie du discours en est la partie essentielle, le fond & la substance. C’est à elle que se rapporte tout ce qui a précédé. L’Orateur n’a préparé les esprits par l’Exorde, il n’a présenté le fait avec exactitude & intelligence, que pour en venir aux preuves, qui seules peuvent le faire triompher, & obtenir un Jugement tel qu’il le souhaite. Il est utile de plaire & de toucher. Mais tout ce qui s’appelle sentiment est subordonné à la preuve, & n’a de mérite [t. I, p. 373] qu'autant qu’il sert à la faire valoir.
< Manchette : La Confirmation embrasse la Réfutation.>
Je comprends sous un même article & ce qui tend directement à prouver la cause, & ce qui est employé pour détruire les objections des adversaires. La Confirmation proprement dite, & la Réfutation, ne sont point deux différentes parties du discours, comme l’a fort bien remarqué Cicéron <De Orat. II. 331>. « Vous ne pouvez, dit-il, ni détruire ce que l’on vous objecte, sans appuyer ce qui prouve en votre faveur, ni établir solidement vos moyens, sans réfuter les allégations & les raisonnemens de la Partie adverse. Ce sont deux choses jointes intimement par la nature, & par l’usage que vous en faites. Vous les traitez ensemble, & vous passez sans cesse de l’une à l’autre. » Ainsi il convient peu d’en faire deux parties distinguées.
Nous avons parlé amplement des différentes natures de preuves que l’Orateur emploie, & de l’art de les trouver. Reste à exposer ici les attentions qu’il doit avoir pour les choisir, les arranger, les traiter.
< Manchette : Choix des preuves.>
Et d’abord il est nécessaire que l’Avocat fasse un choix entre les [t. I, p. 374] différens matériaux qui se présentent à son esprit, lorsqu’il étudie sa cause. Car souvent le sujet lui en fournit beaucoup. « Mais certaines considérations, dit Cicéron <[De Orat. II.] 208 [sic pour 308]>, quoique bonnes en elles-mêmes, sont de si petite conséquence, qu’elles ne valent pas la peine d’être mises en œuvre. D’autres sont mêlées de bien & de mal, de façon que le mal qui en résulteroit, surpasseroit le bien que l’on en pourroit espérer. Il faut les laisser à l’écart. Tel raisonnement feroit tomber l’Avocat en contradiction avec lui-même. Il seroit utile d’avancer telle proposition, d’articuler tel fait <306> : mais la vérité ne le permet pas, & le mensonge, toujours honteux, ôteroit toute autorité à ce que vous diriez, même de vrai. » C’est ce triage & ce choix, fait avec soin, qui peut écarter l’inconvénient horrible de gâter votre cause, & de lui nuire : inconvénient moins rare que l’on ne pense.
Antoine est loué par Cicéron <[De Orat. II.] 296-305>, comme l’Orateur le plus circonspect qui fut jamais, & le moins sujet à donner prise sur lui : & lui-même il proteste qu’il apporte une attention extrême [t. I, p. 375] premiérement à faire le bien de sa cause, mais au moins à ne lui point faire de tort. Crassus, le premier des interlocuteurs du Dialogue de l’Orateur, esprit supérieur, génie élevé, paroît d’abord ne pas faire grand cas de cette circonspection, qui lui semble trop timide. Il pense que pour ne point nuire à sa cause, il suffit à l’Avocat de ne point être méchant, & que le cas ne peut arriver que par perfidie. Antoine insiste : & comme sa réponse contient plusieurs observations utiles, j’en donnerai ici la substance.
« J’ai vu souvent, dit ce sage Orateur, des hommes qui n’étoient nullement méchans, faire beaucoup de mal à leur cause. Un témoin, par exemple, ne me charge point, ou me chargera moins, si je ne l’irrite pas. Mon client me presse, tous ceux qui s’intéressent pour lui, me sollicitent de parler mal de ce témoin, d’invéctiver contre lui, de le décrier. Je ne me rends point, je résiste à leurs instances : je me tais, & je ne m’attire par-là aucune louange : car les gens peu instruits savent mieux blâmer ce qui aura été dit mal à propos, que sentir le [t. I, p. 376] mérite d’un silence prudent. Cependant quel tort ne vous feriez-vous pas, si vous offensiez un témoin irrité, qui ne manque pas d’esprit, que nulle tache ne décrédite ? Sa colere lui en inspire la volonté, son esprit lui en facilite les moyens, l’intégrité de sa vie donne de la force & du poids aux coups qu’il vous porte. »
Voilà une manière de nuire à sa cause par imprudence : mais elle n’est pas la seule. « N’arrive-t-il pas souvent à plusieurs, continue Antoine, de relever & de faire valoir les avantages brillans des personnes qu’ils défendent, & par là de les exposer à l’envie : au lieu que l’intérêt de la cause demanderoit qu’ils exténuassent l’idée de cette grandeur, pour affoiblir l’envie que portent naturellement les hommes à tout ce qui excelle ? Si au contraire l’Avocat se permet d’invectiver durement & sans précaution contre des hommes qui sont chéris de ses Juges, n’indispose-t-il pas les esprits contre lui ? S’il fait à ses adversaires des reproches qui retombent sur quelqu’un des Juges, ou sur [t. I, p. 377] plusieurs d’entre eux, est-ce une faute médiocre & de peu d’importance ? Si emporté de colere, parce que vous vous trouvez offensé personnellement, vous laissez-là votre cause, & plaidez pour vous-même, au-lieu de vous occuper de votre client, ne ferez-vous point un tort considérable à la cause que vous devez défendre ? Pour moi, ajoute Antoine, je sais que l’on m’accuse de l’excès opposé, & que l’on trouve que je pousse la patience jusqu’à l’insensibilité. Ce n’est pas que je me plaise à m’entendre dire des choses dures ; mais je n’aime point à m’écarter de ma cause : & ma tranquillité me procure cet avantage, que si quelqu’un me harcele, il se fait regarder ou comme un querelleur de profession, ou même comme un forcené. »
Toutes ces différentes manieres de nuire à sa cause sans le vouloir, demandent, de l’Avocat, de grandes attentions, parmi lesquelles une des principales est de faire un bon choix de ses moyens. Il doit aussi en éviter la multiplicité, qui deviendroit fatiguante. Il ne s’agit pas tant de les compter que [t. I, p. 378] de les peser. Celui qui ne veut rien perdre s’annonce indigent ; & employer des raisons petites & foibles, quoique non mauvaises, c’est donner lieu de penser que l’on n’en a point de fortes & de frappantes.
< Manchette : Leur arrangement.>
Ayant choisi ses moyens, l’Avocat doit penser à l’ordre dans lequel il les présentera. Avant tout il considérera si cet ordre ne lui est point dicté par la nature même de sa cause : ce qui fait pour lui une loi indispensable. C’est ce que M. Cochin savoit bien, & il a pratiqué soigneusement cette regle dans l’affaire du Prince de Montbelliard.
Son objet étoit de prouver la légitimité de celui pour qui il parloit, contre les attaques de ses freres, enfans du même pere, mais nés d’une mere différente. En commençant sa replique <T. V. p. 479>, M. Cochin observe que « pour se donner quelque avantage, le grand art qui a régné dans la défense des Barons de l’Espérance, (c’est le nom dont il appelle ses Parties adverses) a été d’en intervertir l’ordre naturel. Ils se sont attachés d’abord, dit-il, à étaler avec pompe les circonstances dont [t. I, p. 379] ils prétendent que le mariage de leur mere a été accompagné : ils en ont vanté la publicité : & croyant avoir prévenu par-là les esprits en leur faveur, ils sont retombés sur le mariage du Duc de Montbelliard leur pere avec la Comtesse de Sponek, (mere du Prince de Montbelliard) comme sur un titre suspect, énigmatique, & qui ne pouvoit être mis en parallele avec celui qu’ils défendent. L’intérêt de la vérité & l’ordre naturel des faits ne permettent pas de les suivre dans cette confusion. Il faut commencer par approfondir la vérité du mariage de 1695, avant que de porter son jugement sur celui de 1716. »
On voit par cet exemple de quelle importance est souvent dans une affaire l’ordre des preuves & des moyens. Les deux parties plaidantes sont aussi contraires dans la disposition de leurs matériaux, que pour le fond même de la question. L’intérêt de la cause leur dictoit ces routes opposées.
Si la cause n’impose point une nécessité déterminante de suivre un certain ordre, & qu’il soit libre à l’Avocat d’arranger ses moyens selon leurs [t. I, p. 380] degrés de force, on pourroit être tenté de croire qu’il devroit y procéder par une gradation qui iroit en croissant, & qui commenceroit par le plus foible pour s’élever successivement jusqu’à celui qui a le plus de force. Cette pratique sera bonne sans doute, si le premier degré est par lui-même capable de faire une impression bien avantageuse. Mais s’il est foible, elle est condamnée avec raison par Cicéron, qui fait ainsi parler Antoine <[De Orat. II.] 313>. « Je ne puis approuver la méthode de ceux qui placent en tête ce qu’ils ont de moins fort. Car l’utilité de la cause, exige que l’on réponde le plus promptement qu’il est possible à l’attente de ceux qui écoutent. Si vous n’y satisfaites pas tout d’abord, vous aurez beaucoup plus de peine & de plus grands efforts à faire dans la suite du plaidoyer. Une affaire va mal, si dès le premier instant où l’on commence à la traiter, elle ne paroît pas devenir meilleure. Que l’Orateur ne craigne point de se développer tout d’abord : qu’il ne fasse point de montre, & qu’il débute par un moyen puissant & capable de faire [t. I, p. 381] une forte impression. Seulement qu’il réserve pour la fin ce qu’il a de plus frappant & de plus décisif. Les moyens qui seront d’une vertu médiocre, sans être vicieux néanmoins, pourront se placer au milieu, & passer dans la foule. » Cette disposition est Homérique, comme Quintilien l’appelle <L. V. c. 12>, parce que dans l’Iliade, Nestor rangeant ses troupes, met à la tête ses Chars armés en guerre, qui en étoient l’élite ; à la queue, une brave & nombreuse Infanterie ; & au milieu, ce qu’il avoit de moins bons soldats.
La méthode de M. Cochin pour l’arrangement de ses preuves, perfectionnoit encore celle que nous venons de donner d’après Cicéron. Elle est ainsi exposée par l’Editeur de ses Œuvres <Préf. p. xvij.> : « Sa cause réduite à deux moyens, ou tout au plus à trois, il fait marcher le plus concluant à la tête, ensuite il le fait revenir à la discussion du second, & dans celle du troisieme. Ainsi sans laisser les Juges dans l’incertitude, la preuve va toujours en augmentant. Nul endroit de son discours n’est moins convaincant que l’autre, parce que [t. I, p. 382] le moyen victorieux communique par-tout sa vigueur. Il a eu soin de l’annoncer dans l’Exorde & dans la Narration. Quand après les moyens il résout les difficultés, il fait entrer ce grand moyen dans ses réponses : il le fait reparoître jusques dans la Péroraison. L’unité est donc gardée aussi étroitement, que s’il ne plaidoit que ce moyen principal. Il lui donne toute la prééminence qu’il doit avoir, sans cependant négliger les autres, qui peuvent quelquefois faire plus d’impression sur quelques-uns des Juges. »
Une maniere indiquée par Quintilien de faire valoir les preuves foibles est de les réunir & de les entasser, afin qu’elles se prêtent un mutuel secours, & qu’elles suppléent à la force par le nombre. Il apporte un exemple qu’il prend lui-même soin de former. Il suppose un homme accusé d’avoir tué celui dont il étoit héritier, pour jouir de sa succession ; & il accumule, pour prouver l’accusation, plusieurs circonstances. « Vous espériez, lui dit-il, une succession, & une ample succession : vous étiez dans l’indigence, & actuellement pressé par [t. I, p. 383] vos créanciers : vous aviez offensé celui dont vous deviez hériter, & vous saviez qu’il se disposoit à changer son testament. » Chacune de ces considérations, dit l’habile Rhétheur n’a pas un grand poids : mais toutes ensemble, elles ne laissent pas de frapper. Ce n’est pas un foudre qui renverse, mais une grêle, dont les coups redoublés se font sentir.
< Manchette : Maniere de les traiter.>
Les moyens qui ont été niés avec discernement, arrangés suivant un ordre bien entendu, ont encore besoin d’art pour être traités : & cet art embrasse deux parties, l’argumentation & l’amplification. Il faut développer la preuve par le raisonnement, & de plus la rendre agréable & touchante en la revêtant de tout ce qui est capable de plaire & d’émouvoir. Le raisonnement est le corps, les ornemens & le sentiment en sont comme l’habillement & l’armure, qui relevent l’agrément de la personne, & fortifient son action. On doit néanmoins observer cette différence entre ces deux parties, que la premiere est d’une nécessité universelle, & convient autant aux petits sujets qu’aux grands ; au-lieu que pour [t. I, p. 384] employer la seconde, il faut que la matiere s’y prête, & même l’exige.
< Manchette : Argumentation.>
Les deux principales especes d’Argumentation sont le Syllogisme & l’Enthymême.
Je n’expliquerai point ici la nature & les regles du Syllogisme. Ce n’est point matiere de Rhétorique. L’Orateur doit en être instruit : mais c’est de la Dialectique qu’il doit l’apprendre. Contentons-nous d’un exemple.
Le plaidoyer de Cicéron pour Milon, dans sa premiere partie, se réduit à ce syllogisme.
Il est permis à celui dont la vie est attaquée par un assassin, de tuer celui qui l’attaque. Voilà la majeure.
Or Milon n’a tué Clodius qu’en défendant sa vie attaquée & mise en danger par ce cruel ennemi. C’est la mineure.
Donc il a été permis à Milon de tuer Clodius. Conclusion, qui suit nécessairement des deux propositions qui ont précédé.
Cette façon de raisonner peut convenir à l’Eloquence dans des occasions rares : & je trouve dans un Sermon du P. Bourdaloue, raisonneur puissant, l’exemple d’un syllogisme [t. I, p. 385] complet <Carême, T. II pour le Jeudi de la troisieme semaine>. Ce Sermon soutient & développe une très-belle these, l’union nécessaire & essentielle entre la Religion & la probité : & la premiere partie est employée à faire voir que sans la vertu de Religion, qui nous assujettit à Dieu & à son culte, il n’y a point de véritable probité parmi les hommes. Grande & excellente maxime, que l’expérience ne vérifie que trop aujourd’hui. Pour prouver sa proposition, l’Orateur pose pour fondement, que la Religion est le seul principe sur quoi tous les devoirs qui font la vraie probité peuvent être surement établis : & c’est ce qu’il prouve par un raisonnement qu’il emprunte de S. Thomas. « La Religion, dit S. Thomas, dans la (a) propriété même du terme, n’est autre chose qu’un lien qui nous tient attachés & sujets à Dieu comme au premier Etre. Or dans Dieu, ajoute ce saint Docteur, sont réunis, comme dans leur centre, tous les devoirs & toutes les obligations qui lient les hommes entre eux par le [t. I, p. 386] commerce d’une étroite société. Il est donc impossible d’être lié à Dieu par un culte de Religion, sans avoir en même tems avec le prochain toutes les autres liaisons de charité & de justice, qui font, même selon l’idée du monde, ce qui s’appelle l’homme d’honneur. » Voilà un Syllogisme en forme employé par un grand Orateur. Mais il a si bien senti que telle n’est pas la marche ordinaire de l’Eloquence, qu’il a pris par deux fois la précaution d’avertir qu’il le tire d’un Philosophe.
<N.d.A. (a) Selon une étymologie fort autorisée, le mot Religion vient du verbe latin religare, qui signifie lier.>
En effet le Syllogisme convient parfaitement à la Philosophie, qui n’a pour but que d’instruire, que de mettre la vérité dans tout son jour, d’éclairer & de convaincre les esprits. Mais l’Eloquence, qui outre cette premiere fin se propose encore de plaire & de toucher, qui parle autant au cœur qu’à l’esprit, ne peut s’accommoder de la forme syllogistique. « Elle aime, dit Quintilien <L. V. c. 14>, la richesse & la pompe : elle veut charmer par les graces, & remuer par le sentiment : & c’est à quoi elle ne réussira point, si elle emploie un discours haché par des propositions [t. I, p. 387] courtes, jettées dans un même moule, & aboutissantes à des chûtes toujours semblables. La simplicité d’un tel discours le feroit mépriser : la servitude à laquelle il est astreint le rendroit désagréable : il deviendroit par l’uniformité & les répétitions, fatigant & ennuyeux. L’Eloquence doit se donner plus de champ. Qu’elle marche, non par des sentiers, mais par la voie royale : qu’elle ne ressemble pas à une liqueur qui, renfermée dans des tuyaux, sort goutte à goutte par une ouverture étroite ; mais qu’elle coule comme un grand fleuve librement & avec majesté. » Ce que dit ici Quintilien se sent tout d’un coup, & n’a pas besoin d’explication ni de preuve. Personne n’est tenté de faire un discours qui soit un tissu de Syllogismes.
L’Enthymême est bien mieux assorti à la nature & au goût de l’Eloquence. Aussi Aristote l’a-t-il qualifié le Syllogisme de l’Orateur <Rhét. l. 1 c. 1>. L’Enthymême se renferme dans deux propositions, supprimant l’une des trois du Syllogisme, communément la majeure, qui est d’ordinaire une proposition [t. I, p. 388] générale, suffisamment connue, & moins sujette à être contestée.
« Je t’aimois inconstant : qu’eussé-je fait fidéle ? »
dit Hermione à Pyrrhus dans Racine. Voilà un Enthymême, qui dépouillé de son tour hardi, & de l’interrogation qui l’anime, renferme ces deux propositions ; « Je t’aimois inconstant. Donc je t’aurois aimé encore bien davantage, si tu eusses été fidéle. » Ce raisonnement exprimé dans la régularité Logique, perd beaucoup de sa grace & de sa force. Il seroit pourtant supportable dans le discours, & même convenable si la personne n’étoit que médiocrement animée. Mais on n’y tiendroit pas, si on le trouvoit précédé de sa majeure. Je n’ose même le présenter ici en cet état, tant la chose deviendroit ridicule.
L’observation est trop claire pour nous y arrêter. Mais ce qu’il est bon de remarquer, c’est que l’Eloquence même en employant l’Enthymême, qui lui convient, lui ôte sa sécheresse philosophique, lui donne de l’ornement & de la force : & c’est ce que l'on appelle amplifier. [t. I, p. 389]
< Manchette : Amplification.>
Faisons-nous donc une juste idée de l’Amplification oratoire. Elle ne consiste pas dans la multitude des paroles, mais dans la grace & dans la force dont elle revêt le raisonnement. Ce n’est pas qu’elle n’étende quelquefois, & même souvent un raisonnement, qui montré en deux mots, ne feroit pas une impression suffisante. C’est même là sa marche ordinaire. Mais son essence est d’augmenter l’idée de la chose, & de rendre la preuve plus capable de faire l’impression que souhaite l’Orateur. S’il a rempli cet objet en peu de mots, il a vraiment & solidement amplifié. Si au contraire il a noyé sa pensée dans un déluge de paroles, dans un style verbeux & languissant, il a exténué, affoibli, affadi, & fait toute autre chose qu’amplifier.
Les exemples de ce que j’établis ici se trouvent par-tout. J’en prends un dans l’Ecrivain le plus abondant peut-être de notre langue, & qui néanmoins dans l’endroit que je vais citer, a sçu donner à une phrase assez courte tout le mérite d’une amplification très-énergique <Duguet, Jesus crucifié, T. I. p. 306>. Il expose l’égarement pervers de quelques Chrétiens, qui [t. I, p. 390] font de leur vie un cercle de pénitences & de rechûtes continuelles, se persuadant que la vertu seule du Sacrement suffit pour expier leurs fautes, sans qu’ils y apportent de leur part ni regret, ni repentir sincere, ni changement de vie. Cette folie sacrilege excite contre eux l’indignation du pieux Auteur. « Ils font l’injure à Jesus-Christ, dit-il, de lui attribuer l’établissement de cette indigne Religion, qui laisse les hommes dans le crime & dans l’injustice, qui ne sert qu’à les pallier, qui les augmente même par la certitude de l’impunité, & qui leur permet d’espérer une justice éternelle, & une charité parfaite dans le Ciel, quoiqu’ils en ayent été les ennemis jusqu’au dernier moment de leur vie. » Je ne crois pas qu’il soit possible de mettre dans un plus grand jour le travers insensé & déplorable qu’attaque ici l’Ecrivain.
On voit par le peu que je viens de dire de l’Amplification, que ce n’est point une matiere qui ait besoin de préceptes à part. Tout ce que nous avons dit sur les lieux communs, sur les passions & les mœurs, revient ici, [t. I, p. 391] & on pourroit y appliquer une grande partie de ce que nous dirons dans la suite touchant les figures de Rhétorique.
< Manchette : Observations particulieres sur la Réfutation.>
A la Preuve est souvent mêlée la Réfutation : & les deux se traitent très-communément ensemble. Les mêmes regles & les mêmes principes gouvernent l’une & l’autre : si ce n’est pourtant que la Réfutation demande quelques attentions particulieres dont nous allons rendre compte ici.
Nous avons dit, d’après Quintilien, que l’Orateur qui veut faire valoir des preuves foibles en elles-mêmes, doit les accumuler & les présenter toutes ensemble, afin qu’elles se fortifient mutuellement. Une piece du procès peut quelquefois être imparfaite, & pour devenir concluante elle a besoin d’un supplément emprunté d’une autre piece. Le défendeur les réunit pour en faire un tout. Il est clair qu’en ce cas l’intérêt de celui qui réfute est de séparer les preuves que l’on présente jointes ensemble, afin que divisées, elles soient rendues, s’il est possible, à leur propre foiblesse.
Cet art fut employé par les Parties [t. I, p. 392] adverses de Mademoiselle Ferrand, que défendoit M. Cochin. Elle présentoit un extrait baptistaire, où le nom de ses pere & mere n’étoit point exprimé : & elle y joignoit une déclaration authentique, faite le jour même du Baptême par le Curé de la Paroisse, qui suppléoit au vuide & au silence du Registre, en exprimant les noms de Monsieur & de Madame Ferrand <T. IV. p. 482>. Les adversaires vouloient diviser ces deux pieces. Ils disoient : Le Registre ne nomme point les pere & mere : c’est donc une piece inutile à la Demanderesse. A l’égard du procès-verbal de la déclaration du Curé, c’est une piece étrangere au Registre, & qui n’est point dans la classe des titres que la loi a établis pour preuves de la filiation. Mais ils avoient affaire à un Avocat trop habile pour laisser perdre l’avantage que lui donnoit la réunion des deux pieces. « Ils croient, dit-il, nous affoiblir en divisant nos forces. Ils prennent d’abord le Registre seul, & n’y trouvant point le nom de pere & de mere, ils triomphent d’un silence qui leur paroît favorable : ils passent ensuite au Procès-verbal, & y trouvant [t. I, p. 393] une vérité qui les confond, ils s’en débarrassent par le caractere de la piece. Mais cet artifice est trop grossier, & l’équité ne permet pas de séparer deux actes qui ont une relation si intime & si nécessaire. » C’est ce que prouve M. Cochin d’une maniere très-solide & très-lumineuse, mais qui nous meneroit hors de notre sujet actuel. Il suffit d’avoir montré dans la conduite de ceux qui vouloient le réfuter, un exemple de l’art de diviser, ce qui ne devient fort que par l’ensemble & la réunion.
C’est un grand avantage pour celui qui réfute, que de mettre l’adversaire en contradiction avec lui-même. Les défenseurs de Madame de Mazarin contre le Duc son mari, reprochoient à celui-ci d’avoir promis cinquante mille écus à l’Evêque de Fréjus, ami & créature du Cardinal Mazarin, s’il faisoit réussir le mariage ; & d’en avoir ensuite refusé le paiement. Le fait étoit faux, & nié formellement par M. le Duc Mazarin. Mais son Avocat (M. Erard) met en évidence l’absurdité du reproche, en y opposant un reproche contraire qu’on [t. I, p. 394] faisoit au même Seigneur de la même part <p. 417>. « Il est difficile, dit-il, d’accorder le fait de cette perfidie (car c’est ainsi qu’on l’a nommée, & c’en seroit une en effet) avec le caractere que l’on a donné à M. de Mazarin dans tout le reste du plaidoyer. Un homme qui donne, à ce qu’on dit, tout son bien aux pauvres ; qui sacrifie des millions pour gagner le Ciel, feroit-il une perfidie pour épargner cinquante mille écus ? Vous lui faites une dévotion prodigue & avare en même tems, charitable & perfide, donnant avec profusion ce qu’elle ne doit pas, & refusant lâchement ce qu’elle doit. Vous deviez au moins lui donner un caractere égal, & concilier mieux vos fictions, si vous vouliez qu’elles trouvassent quelque créance. » Cette observation de l’Avocat a de la sagacité & de la finesse.
En général la Réfutation demande beaucoup d’habileté & d’adresse : & on peut dire que nulle part ne se fait mieux sentir le besoin qu’a de la Dialectique la profession d’Avocat. Employer, comme nous l’avons dit, la division pour affoiblir ; remarquer [t. I, p. 395] adroitement une contradiction ; ne point s’amuser à ce que l’Avocat adverse a dit d’inutile, & ne point se laisser entraîner hors du sujet par ses écarts ; profiter de ses aveux qui nous sont favorables, & tirer d’un principe reconnu par lui une conséquence qui le confonde ; relever ses défauts dans le raisonnement, s’il a donné pour clair ce qui est douteux, pour avoué ce que nous lui contestons, pour propre à la cause ce qui est propos vagues & lieu commun : toutes ces attentions & plusieurs autres semblables demandent un habile Dialecticien, qui ait la finesse du coup d’œil & la justesse d’une exacte critique.
Cela se comprend : & il me suffit d’ajouter ici un exemple que je prends dans le P. Bourdaloue, Orateur singuliérement recommandable par la force du raisonnement.
Son sermon sur la Providence <Carême, T. VI> renferme de nécessité la réfutation des impies, qui osent nier ce dogme fondamental : & voici de quel ton il foudroie l’incrédulité. « Je vous demande, dit-il, quel désordre est comparable à celui-là ; de ne pas croire ce qui est sans contredit [t. I, p. 396] non-seulement la chose la plus croyable ; mais le fondement de toutes les choses croyables ; de ne pas croire ce qu’ont cru les Païens les plus sensés par la seule lumiere de la raison ; de ne pas croire ce qu’indépendamment de la Foi nous éprouvons nous-mêmes sans cesse, ce que nous sentons, ce que nous sommes forcés de confesser en mille rencontres par un témoignage que nous arrachent les premiers mouvemens de la nature : mais sur-tout de ne pas croire la plus incontestable vérité par les raisons mêmes qui l’établissent, & qui seules sont plus que suffisantes pour en convaincre. »
La force de toutes ces raisons réunies écrase l’adversaire. L’Orateur les étend & les développe toutes l’une après l’autre, pour les mettre dans le plus beau jour. Mais je transcrirai seulement une partie de ce qui regarde la derniere considération, qui est remarquable par l’art de retourner l’objection contre celui qui la fait. Le défenseur de la Providence replique ainsi. « Sur quoi (l’impie) fonde-t-il ses doutes contre la Providence d’un Dieu ? sur ce qu’il voit le monde [t. I, p. 397] rempli de désordres. Et c’est pour cela même, dit S. Chrysostome, qu’il doit conclure nécessairement qu’il y a une Providence. En effet pourquoi ces désordres dont le monde est plein, sont-ils des désordres, & pourquoi lui paroissent-ils des désordres, sinon parce qu’ils sont contre l’ordre, & répugnent à l’ordre ? Or qu’est-ce que cet ordre auquel ils répugnent, sinon la Providence ? Il se fait donc une difficulté de cela même qui résout la difficulté, & il devient infidele par ce qui devoit affermir sa foi. »
Ce raisonnement est poussé plus loin, & mérite d’être lu en entier. Mais en voilà assez pour donner un exemple de la maniere dont l’Orateur doit procéder dans la réfutation.
Je pourrois encore citer un autre modele de la force du raisonnement, si nécessaire pour réfuter ; mais j’aime mieux le laisser nommer par M. le Chancelier d’Aguesseau, qui après avoir fait un éloge magnifique des talens supérieurs de M. Arnaud, recommande à ceux qui aspirent à l’éloquence du Barreau, la lecture de ses [t. I, p. 398] ouvrages en ces termes <T. I. p. 401>. « Il a combattu pendant toute sa vie. Il n’a presque fait que des ouvrages polémiques, & l’on peut dire que ce sont comme autant de plaidoyers, où il a toujours eu en vue d’établir ou de réfuter, d’édifier ou de détruire, & de gagner sa cause par la seule supériorité du raisonnement. On trouve donc dans les écrits d’un génie si fort & si puissant tout ce qui peut apprendre l’art d’instruire, de prouver & de convaincre. Mais comme il seroit trop long de les lire tous, on peut se réduire au livre de la Perpétuité de la Foi, auquel M. Nicole, autre Logicien parfait, a eu aussi une grande part, & à des morceaux choisis dans le livre qui a pour titre la Morale Pratique. »
Après avoir achevé ce qui appartient à la Confirmation, je passe à la Péroraison, quatrieme partie du discours oratoire.
Article IV. De la Péroraison.
< Manchette : La nécessité d'une Péroraison est fondée dans la nature.>
Lorsque les preuves ont été mises dans tout leur jour, & les objections [t. I, p. 399] réfutées, la cause est finie, la matiere est traitée, & néanmoins il reste encore quelque chose à faire à l’Orateur. De même que la loi de la nature ne permet pas d’entrer brusquement en matiere, & qu’elle a introduit l’usage de l’Exorde, qui doit y préparer : elle ne souffre point non plus que le discours se termine brusquement, aussitôt que ce qui étoit d’étroite nécessité, a été rempli ; & à l’exception des affaires tout-à-fait simples & de très-petite conséquence, en tout autre cas l’Orateur doit à son auditoire & au bien de la chose une conclusion qui serve comme de couronnement au discours. C’est ce que l’on a appellé la Péroraison.
< Manchette : Deux devoirs de la Péroraison.>
La Péroraison a deux objets à remplir. Elle doit premiérement résumer les principaux moyens, & en second lieu, achever de concilier & de toucher les esprits & les cœurs.
< Manchette : Résumer les moyens de la cause.>
La récapitulation est absolument nécessaire dans les grandes causes, qui par l’étendue & la variété des objets & des moyens qu’elles embrassent, pourroient laisser quelque confusion & quelque embarras dans l’esprit des Juges. Il est alors du devoir [t. I, p. 400] de l’Avocat de rassembler ce qui étoit épars, de réduire ce qu’il avoit fallu étendre, & de présenter toute la cause ou sous un seul point de vue, s’il est possible, ou du moins sous un petit nombre de chefs aisés à combiner & à retenir. Voici, par exemple, tout le plaidoyer de M. Cochin pour Mademoiselle Ferrand <T. IV. p. 529>, réduit par lui-même en raccourci dans cette courte Péroraison. « Madame Ferrand a eu une fille en 1686. Cette fille n’est point morte : il faut donc qu’elle existe dans la société. Mais en qui la reconnoîtra-t-on, si ce n’est dans une fille qui a été connue publiquement pour être née de Monsieur & de Madame Ferrand ? Dès l’âge de trois ans on ne s’est point trompé sur son sort. Il est devenu dans la suite si public, que personne n’en a douté. Il est vrai que depuis on l’a transportée aux extrémités du Royaume, & que l’on est parvenu à lui cacher à elle-même sa destinée. Mais les monumens publics, mais des registres domestiques, mais la preuve testimoniale, tout a dissipé ces ténébres. » Un tel précis est bien facile à saisir, & il [t. I, p. 401] rappelle toute la cause avec ses preuves.
Les Gens du Roi dans leurs plaidoyers ne connoissent point d’autre usage de la Péroraison. La vérité & la justice parlent seules par la bouche de ces Magistrats. Ils sont élevés au-dessus de tout intérêt des Parties plaidantes. Mais pour l’intérêt de la vérité même, ils sont obligés, dans les causes qui ont de l’étendue, de récapituler les moyens sur lesquels ils fondent leurs conclusions.
Nos Avocats se renferment assez ordinairement dans des bornes semblables. Ils se contentent, dans leurs Péroraisons, d’un précis de la cause bien fait, évitant seulement l’ennui par l’attention à varier les expressions & les tours. Il est besoin en effet qu’en répétant les mêmes choses, on se donne de garde de répéter les mêmes mots & les mêmes phrases. Le bon sens dicte ce précepte, & Quintilien <L. VI. c. 2 [sic pour 1]> l’appuie de l’exemple de Cicéron, qui dans ses récapitulations imagine souvent des tours singuliers, pour donner un air de nouveauté à ce qui a déja paru sous les yeux, & frappé les oreilles des Juges. Voilà tout ce qu’exige la partie de la Péroraison qui [t. I, p. 402] consiste à résumer les moyens de la cause.
< Manchette : Toucher. Difference sur ce point entre le Barreau Romain & le nôtre.>
L’autre partie, qui se rapporte aux sentimens, étoit bien en honneur & d’un grand usage dans le Barreau Romain. Je ne répéterai point ici ce que j’ai déja dit sur ce sujet en traitant les mœurs & les passions oratoires. Je remarquerai seulement que malgré l’austérité de notre Barreau, les Péroraisons touchantes n’en sont pas absolument bannies : & je puis citer pour exemple M. Erard, qui a plaidé avec beaucoup de distinction sur la fin du siecle passé. Dans une cause où une Demoiselle de la plus haute naissance poursuivoit un jeune homme avec lequel elle prétendoit être mariée, & demandoit qu’il fût condamné, ou à la reconnoître pour son épouse, ou, si le mariage ne paroissoit pas avoir été célébré dans les formes, à l’épouser, malgré le pere du jeune homme, & malgré lui-même. M. Erard, qui parloit pour le fils, aprés avoir employé des moyens très-puissans dans le cours du plaidoyer, les fortifie par le sentiment dans la Péroraison. « Voudriez-vous, Messieurs, dit-il aux Juges <p. 345>, être les auteurs [t. I, p. 403] d’un mariage si mal assorti, qui ne pourroit être que très-malheureux pour toutes les deux Parties ? … Quelle apparence même y a-t-il, que vous voulussiez obliger ce fils de famille à contracter ce mariage, non-seulement contre son gré, mais contre celui de son pere ? Si ma Partie vous demandoit la permission de le célébrer malgré M. ***, vous auriez peine à vous déclarer en faveur du fils contre le pere : & si vous le faisiez, ce ne seroit qu’à regret, en blâmant la désobéissance de l’un, & en plaignant le malheur de l’autre. Mais étant tous deux également éloignés de ce sentiment, il n’est pas possible que vous les y vouliez contraindre… C’est vous, Messieurs, qui par votre (a) Arrêt du 5 Juillet 1687, avez rendu le Sieur de *** à son pere, & qui lui avez rendu à lui-même l’usage de sa raison, que la passion lui avoit ôté. Ne l’auriez-vous rendu à son pere pendant sa désobéissance, que pour le lui [t. I, p. 404] arracher d’une maniere beaucoup plus cruelle, présentement que sa soumission le lui rend plus cher, & les unit plus étroitement ? N’auriez-vous rendu au fils l’usage de sa raison, ne lui auriez-vous ouvert les yeux, que pour lui faire connoître son malheur sans l’en délivrer ? Si cela étoit, n’auroit-il pas sujet de regretter son aveuglement, & de se plaindre de ce que vous l’avez tiré de l’erreur qui lui faisoit aimer son infortune ? » Le goût de cette Péroraison, qui ressemble beaucoup à celui des Péroraisons de Cicéron, a été suivi par M. Erard dans ses autres plaidoyers, toutes les fois que la matiere en a été susceptible.
<N.d.A. (a) Par cet Arrêt il avoit été ordonné que le fils seroit enfermé dans une maison de retraite, où il fût mis à l’abri de la séduction.>
< Manchette : Nos Prédicateurs emploient des Péroraisons touchantes.>
Nos Prédicateurs sont pareillement en pleine possession de faire grand usage du sentiment dans les conclusions de leurs discours. Ils ne manquent guere de terminer le sermon par une exhortation vive & touchante, relativement au sujet qu’ils ont traité. J’en vais donner un exemple, non pour prouver le fait, qui est connu de tous, mais pour marquer la nature des sentimens qui conviennent aux Péroraisons chrétiennes, & qui [t. I, p. 405] doivent se terminer tous à la crainte de la colere divine & au désir des biens éternels.
Le sermon du P. Massillon sur l’emploi du tems <Carême, T. IV. p. 104>, finit par cette exhortation énergique & pressante. « Méditez ces vérités saintes, mes freres : le tems est court, il est irréparable ; il est le prix de votre éternelle félicité ; il ne vous est donné que pour vous en rendre dignes. Mesurez là-dessus ce que vous en devez donner au monde, aux plaisirs, à la fortune, à votre salut. Mes freres, dit l’Apôtre, le tems est court : usons donc du monde, comme si nous n’en usions pas : possédons nos biens, nos dignités, nos titres, comme si nous ne les possédions pas : jouissons de la faveur de nos maîtres & de l’estime des hommes, comme si nous n’en jouissions pas : ce n’est-là qu’une ombre qui s’évanouit & nous échappe : & ne comptons de réel dans toute notre vie, que les momens que nous aurons employés pour le Ciel. »
Nous avons parlé de la distribution du discours en ses parties [t. I, p. 406] principales, & incidemment de l’arrangement des preuves. Pour achever ce qui appartient à la Disposition, il nous reste à parler de l’arrangement des pensées entre elles dans le détail de l’exécution.
CHAPITRE II. De l’arrangement des pensées dans le Discours.
< Manchette : Cette partie de la Disposition est la plus difficile.>
La Disposition générale du discours, & sa distribution en ses quatre principales parties, n’a rien de difficile. C’est une marche prescrite, qui n’est guere sujette à variation, & qui par conséquent laisse peu à faire au choix & au discernement de l’Orateur. L’ordre qu’il faut mettre dans les preuves entre elles, a plus de difficultés, & demande plus d’art & d’attention. Mais ce qui en exige le plus sans comparaison, c’est l’arrangement des moindres parties qui entrent dans la composition du discours, c’est-à-dire, des mots & des pensées. Nous remettons à parler de l’arrangement des mots, quand [t. I, p. 407] nous en serons à ce qui regarde l’Elocution. Ici nous donnerons quelques observations sur l’ordre & la liaison des pensées : matiere importante & néanmoins peu traitée dans les Rhétoriques, parce qu’elle n’est guere susceptible de préceptes, & qu’elle dépend principalement de l’esprit & du jugement de l’Orateur.
< Manchette : Inconvénient que doivent éviter les jeunes Orateurs.>
Je crois d’abord devoir avertir les commençans de se précautionner contre un inconvénient, qui naît de la fécondité même & de la vivacité de leur esprit. Lorsqu’un jeune homme étudie un sujet pour le traiter, il se présente à lui une foule d’idées. Sa vivacité le porte à vouloir dire tout à la fois. De-là il arrive que les phrases sont chargées, prolixes, & par conséquent obscures & embarrassées. C’est encore le moindre vice. Mais si le jeune Orateur ne se donne pas le tems de démêler ses idées, de les comparer, d’observer quelle est la principale, dont les autres ne sont que l’accessoire, quelle est la pensée qui est comme la racine d’une autre, quelle est celle qui n’est qu’une branche, & qui doit sortir de la tige, tout le discours sera confus, & d’un grand [t. I, p. 408] nombre de pensées très-bonnes se formera un mauvais résultat. Après cet avis préliminaire je vais tâcher d’expliquer en détail les regles & les exemples qui doivent guider l’Orateur dans l’arrangement des pensées entre elles : & pour cela je reprends l’idée générale de la disposition.
< Manchette : Regle & exemple de l'ordre que doivent garder ensemble les pensées du discours.>
Chaque chose doit être mise à sa place dans le discours, comme les différens corps de troupes & de soldats dans une armée. La division d’un Sermon annonce les deux ou trois principaux points sur lesquels il doit rouler : & chacun de ces points se subdivise en ses branches. Cette méthode qui nous est restée des anciens tems, où les Sermons n’étoient guere que des leçons scholastiques, est pratiquée exactement par nos Prédicateurs. Les Orateurs des autres genres ne s’assujettissent pas toujours à prononcer leur division d’une maniere si expresse ; mais il est nécessaire qu’ils l’ayent dans l’esprit, & que sans avertir toujours leur auditoire, ils reglent par elle tous leurs pas. Comme elle est plus sensible dans nos discours chrétiens, c’est un Sermon du P. Massillon que je prendrai pour exemple.
[t. I, p. 409] L’objet du Sermon pour le jour de Pâques dans son petit Carême est le triomphe de la Religion : il consiste en ce que par elle seule la gloire des Grands triomphe de leurs ennemis, de leurs passions, & de la mort même ; & cela à l’imitation de Jesus-Christ, qui par sa Résurrection triompha de ses ennemis, du péché, & de la mort. Voilà les trois principales parties du Discours, qui toutes ont un double regard, l’un au triomphe de Jesus-Christ, l’autre au triomphe de la Religion dans les Grands. L’ordre de ces trois parties entre elles est fixé par la nature des choses. Il seroit ridicule de commencer par la mort : & l’idée du triomphe sur les ennemis, comme plus simple, doit précéder celle du triomphe sur le péché & sur les passions.
Tout de même l’ordre naturel des branches de chacun des trois points est nécessaire. Le modele doit passer avant ce qui n’est que l’imitation. D’ailleurs le mystere de la Résurrection est le mystere propre du jour, & doit par conséquent être montré le premier. Mais le triomphe de la Religion est le sujet propre du [t. I, p. 410] Sermon, & par conséquent il demande d’être traité avec plus d’étendue. Et c’est précisément ce qu’a pratiqué l’Orateur. Pour s’en convaincre, il faut lire le Discours tout entier.
Ce que j’en ai dit jusqu’ici ne se rapporte qu’aux parties principales du Discours, & à leurs premieres subdivisions. Mais l’ordre n’est pas moins essentiel, dans les pensées qui servent au développement de chacune des idées plus générales. Entre ces pensées l’une doit être la premiere, l’autre la seconde, une autre la troisieme, & ainsi de suite : & il est besoin d’une grande habilité & d’une grande attention pour les placer dans l’ordre qui convient à chacune. C’est sur quoi il n’est pas possible d’établir des préceptes généraux. Je ne puis qu’en présenter un exemple, en analysant la premiere partie du discours que j’ai choisi pour modele.
Après avoir rappellé sa division générale qu’il étend un peu pour la rendre plus claire & plus nette, l’Orateur commence à traiter l’article du triomphe sur les ennemis, dont il marque deux especes, l’envie des hommes, & les disgraces de la fortune. [t. I, p. 411] Il offre d’abord aux yeux le grand modele, Jesus-Christ triomphant par sa résurrection de l’envie qui l’avoit persécuté toute sa vie, & des douleurs de la Croix, sous lesquelles avoit paru succomber son innocence.
Il applique ensuite l’exemple à son sujet, & prouve le triomphe des Grands par la force de la Religion, d’abord sur l’envie.
Quelle est la marche naturelle pour parvenir à prouver ce triomphe ? C’est sans doute de faire voir que l’envie toujours attachée aux Grands, ne peut être vaincue par la gloire purement humaine, & qu’elle céde à celle d’une vertu fondée sur la Religion. C’est ce que fait l’Orateur, & il fortifie sa preuve de raisonnement par l’exemple de S. Louis, que les Rois voisins, loin d’être jaloux de sa gloire, prenoient pour arbitre de leurs querelle [sic]. Mettez l’exemple avant la preuve de raisonnement ; mettez le triomphe de la piété sur l’envie avant l’impuissance de la gloire humaine pour la vaincre : vous renversez l’ordre, & vous gâtez entiérement le discours.
Suit le triomphe de la vertu [t. I, p. 412] Chrétienne sur les disgraces. L’Orateur commence par observer que les adversités sont l’apanage inévitable de la condition humaine, & que la Royauté même n’en affranchit pas : ce qu’il prouve par l’exemple de Louis XIV, bisaïeul & prédécesseur du Roi devant qui il parloit. Son regne, le plus long & le plus glorieux de la Monarchie, a fini par des revers & par des disgraces : & l’Orateur plaçant ici un éloge, qui entre tout-à-fait dans son sujet, observe que ce grand Prince sut, par sa piété, élever sur les débris d’une gloire humaine une autre gloire plus solide & plus vraiment immortelle.
Cet exemple n’est traité qu’incidemment. La preuve directe de la proposition consiste en une comparaison de la Religion & de la Philosophie, l’une puissante pour vaincre les adversités, l’autre inutile & trompeuse. « La plaie qui blesse le cœur, dit l’Orateur Chrétien, ne peut trouver son remede que dans le cœur même. Or la Religion toute seule porte son remede dans le cœur. Les vains préceptes de la Philosophie nous prêchoient une [t. I, p. 413] insensibilité ridicule, comme s’ils avoient pu éteindre les sentimens naturels sans éteindre la nature elle-même. La Foi nous laisse sensibles : mais elle nous rend soumis ; & cette sensibilité fait elle-même tout le mérite de notre soumission. Notre sainte Philosophie n’est pas insensible aux peines : mais elle nous rend supérieurs à la douleur. » Pour éviter la longueur, je ne transcris point le reste du morceau, qui est pourtant fort beau, & qui se termine par cette pensée tout-à-fait noble, & puisée dans le sujet. « Le monde se vante de faire des heureux : mais la Religion toute seule peut nous rendre grands au milieu de nos malheurs mêmes. »
Dans l’analyse que je viens de faire, on a senti que tout marche & se suit : tout est lié, une pensée amene l’autre : & voilà la perfection, & en même tems la grande difficulté de l’art de parler & d’écrire. Despréaux disoit de la Bruyere, dont les caracteres, comme l’on sait, sont tracés par pensées détachées, que cet Ecrivain en se dispensant des transitions, s’étoit affranchi de ce qu’il y a de plus difficile dans l’art. Il n’est point [t. I, p. 414] permis à l’Orateur de se donner une pareille liberté. Des pensées détachées peuvent faire un livre : elles ne feront jamais un discours. « Il ne suffit pas, dit Quintilien <L. VII. c. 10>, que les pensées soient mises en leur place : il faut qu’elles se lient ensemble, & qu’elles soient si bien jointes que la couture ne paroisse point. Le discours doit faire corps, & non pas des membres séparés les uns des autres. Ce seroit un grand vice, si vos pensées mal assorties venoient comme de différens endroits se rencontrer, pour ainsi dire, sans se connoître, & se heurter les unes les autres. Il faut au contraire que chacune d’elles tienne par des liens naturels avec celle qui précede & celle qui doit suivre. De-là il arrivera que le discours n’aura pas seulement le mérite de l’ordre, mais celui de faire un tout continu, sans hachures & sans interruptions. » La Transition produit cet effet : nous en parlerons dans l’article des Figures, parmi lesquelles on la range assez communément.
< Manchette : De cet ordre bien gardé naît le mérite du tout-ensemble, & l’unité du sujet.>
Un discours bien distribué, dont toutes les parties se tiennent, & dont [t. I, p. 415] les pensées s’amenent les unes les autres, aura le mérite du tout-ensemble, grand & excellent mérite, & auquel n’atteignent que les esprits supérieurs. C’est le premier précepte de l’Art Poétique d’Horace : & l’observation en est indispensable pour le Poëte, qui fait lui-même sa matiere. L’Avocat la reçoit toute faite, il n’en est pas le maître : & si sa cause renferme plusieurs prétentions disparates, plusieurs intérêts, plusieurs demandes, qui ne se rapportent point les unes aux autres, & qu’il voulût faire un tout de ces parties respectivement étrangeres, il ne formeroit pas un corps naturel, mais un assemblage monstrueux, tel que celui qu’Horace décrit dans les premiers vers de son Art Poétique. Disons donc que si sa cause est une, & susceptible du tout-ensemble, il doit lui conserver & lui procurer avec grand soin cet avantage. Si elle est composée de pieces disparates, & qu’elle se refuse à l’unité du sujet, ce seront plusieurs causes, plusieurs plaidoyers, qui devront chacun faire un tout bien proportionné & bien lié. C’étoit la pratique de M. Cochin, comme nous l’avons observé, [t. I, p. 416] & il peut être proposé pour modele aux Avocats en ce point essentiel.
Il en sera de même des discours dans le genre délibératif, lorsqu’ils embrasseront plusieurs & différens chefs de délibération.
Nos Orateurs sacrés s’astreignent constamment à l’unité du sujet dans les Sermons, dont toutes les parties se rapportent toujours à une proposition unique, qui est comme le mot & le signal de ralliement. Dans les Panégyriques des Saints & dans les Oraisons funebres, ils gardent aussi cette unité autant qu’il est possible : & malgré la diversité des événemens & des faits, qui partagent la suite d’une vie entiere, ils font si bien qu’ils trouvent un nœud ou un lien commun qui les réunisse : ou du-moins ils réduisent leur sujet à un petit nombre d’idées principales, qui en renferment toute l’étendue. C’est à quoi tendent nos Prédicateurs : & les écarts, s’il leur arrive d’en prendre, sont remarqués sans peine, & sévérement blâmés.
< Manchette : Difficulté de pratiquer la regle de l’unité du sujet.>
Le précepte de l’unité est presque aussi difficile dans la pratique, qu’important pour la perfection. Si le sujet [t. I, p. 417] est vaste, il est besoin d’une grande étendue d’esprit pour le considérer tout entier à la fois, pour en découvrir d’un coup d’œil toutes les parties, les combiner & les comparer ensemble, observer leurs liaisons de dépendance, leurs rapports de convenance & de disconvenance, en sorte que l’on puisse profiter des uns, sauver les autres, & les forcer de rentrer dans l’unité, dont ils semblent s’écarter. Tout cela ne se peut exécuter que par un esprit qui égale l’étendue de son sujet, & qui de plus en fasse une étude approfondie. Celui qui ne sera pas capable d’envisager son sujet en grand, & qui se contentera d’en observer la surface, le manquera infailliblement. Il est comparé par Horace à un potier malhabile, qui avoit entrepris un vase majestueux, & dont le travail aboutit à une chétive burette. Inutilement semera-t-il dans son ouvrage des beautés de détail, des descriptions riantes, des comparaisons justes & nobles, des traits ingénieux. C’est un statuaire, dit encore Horace, qui sait parfaitement exprimer les ongles, & tendre sur le bronze la mollesse des [t. I, p. 418] cheveux, mais qui manque le dessein général & la proportion du tout. C’est un homme contrefait dans sa taille, pendant qu’il a de beaux yeux & une belle chevelure. Soyez donc en garde contre la séduction des beautés hors de place, qui se présentent à votre esprit en composant, mais qui romproient le fil & la marche de votre plan. Rejettez-les avec sévérité, & faites-en le sacrifice à l’unité du sujet.
Le désir de varier peut quelquefois devenir une occasion de pécher contre la regle de l’unité. Horace en fait la remarque : & il cite pour exemple celui qui peindroit un dauphin dans une forêt, un sanglier dans la mer. Il faut varier sans doute, mais sans préjudice de l’unité qui doit régner dans le tout. Variez : mais que la peur d’un mal ne vous jette pas dans un pire ; & pour diversifier votre objet n’en faites pas un monstre. Les parties d’un même tout ont souvent des qualités différentes, & doivent être par conséquent traitées différemment. Passez, selon les besoins, du grave au doux, du riant au sévere. Mais dans cette variété & des choses [t. I, p. 419] & du style, ne perdez jamais de vue le point principal qui doit gouverner tout votre travail, & ramener tout à soi.
< Manchette : Exemples.>
Les exemples de tous les grands Auteurs, soit Orateurs, soit Poëtes, nous montrent la variété réunie au tout-ensemble. Quoi de plus varié que l’Iliade ? Querelles, délibérations, combats, caracteres, portraits, événemens heureux & malheureux, toutes les variétés de la vie humaine s’y trouvent peintes. Quel riche tableau ! Et néanmoins tous les traits s’en rapportent à un seul point de vue, la colere d’Achille. Les Sermons de nos habiles Prédicateurs, les Harangues de nos Magistrats, soit pour l’ouverture des Audiences, soit pour les Mercuriales, les Tragédies de nos grands Poëtes, tous ces genres différens conservent le mérite de l’unité avec l’agrément de la variété. En se renfermant dans les grands modeles, il est plus aisé de citer des exemples de cette vertu d’unité, que du vice contraire.
La duplicité du sujet ou d’action dans l’Horace de Corneille est pourtant un exemple fameux du vice dont [t. I, p. 420] nous parlons. Ce grand homme à qui seul il appartenoit de faire la critique de ses chefs-d’œuvre, comme il étoit seul capable de les produire, a remarqué lui-même cette faute : & l’on peut sentir de quelle importance elle est, puisqu’elle dépare beaucoup une piece admirable dans tout le reste.
Finissons toute cette matiere par un exemple digne de louanges, & fourni par l’Art oratoire. Entre un très-grand nombre qui se présentent, je m’arrête à la premiere Mercuriale de M. d’Aguesseau, devenu récemment Procureur Général. Le sujet est l’amour de son état : & le discours se partage assez naturellement en deux parties, dont l’une est la censure du Magistrat qui n’a point l’amour de son état ; & l’autre contient l’éloge de celui qui en est satisfait, & en qui ce sentiment est la source de toutes les vertus. La censure & la louange sont deux nuances bien différentes dans un même sujet : & les nuances du style suivent celles de la chose.
Quelle force & quelle sévérité dans le portrait du Magistrat, qui plein de dégoût pour son état, veut se [t. I, p. 421] distinguer par des mœurs qui le contredisent ! « On reconnoît dans ses mœurs, dit le grave censeur, toutes sortes de caracteres, excepté celui de Magistrat. Il va chercher des vices jusques dans les autres professions : il emprunte de l’une sa licence & son emportement ; l’autre lui prête son luxe & sa mollesse. Ces défauts opposés à son caractere, acquierent en lui un nouveau degré de difformité. Il viole jusqu’à la bienséance du vice, si le nom de bienséance peut jamais convenir à ce qui n’est pas la vertu. Méprisé par ceux dont il ne peut pas égaler la sagesse, il l’est encore plus par ceux dont il affecte de surpasser le déréglement. Transfuge de la vertu, le vice même auquel il se livre, ne lui fait aucun gré de sa désertion ; & toujours étranger partout où il se trouve, le monde le rejette, & la Magistrature le désavoue. »
Voilà un tableau tracé avec une grande énergie de pinceau. Quoi de plus doux au contraire que celui-ci ? L’Orateur avoit donné l’ambition pour une des causes du dégoût que le Magistrat prend quelquefois de son [t. I, p. 422] état. Il y oppose la modeste tranquillité de celui qui sait s’en contenter. « Heureux, dit-il, le Magistrat qui successeur de la dignité de ses peres, l’est encore plus de leur sagesse, qui fidele comme eux à tous ses devoirs, attaché inviolablement à son état, vit content de ce qu’il est, & ne désire que ce qu’il posséde. Persuadé que l’état le plus heureux pour lui est celui dans lequel il se trouve, il met toute sa gloire à demeurer ferme & inébranlable dans le poste que la République lui a confié. Content de lui obéir, c’est pour elle qu’il combat, & non pour lui-même… Son exemple apprend aux hommes que l’on accuse souvent la dignité, lorsqu’on ne devroit accuser que la personne ; & que, dans quelque place que se trouve l’homme de bien, sa vertu ne souffrira jamais qu’il y soit sans éclat : si ses paroles sont impuissantes, ses actions seront efficaces ; & si le Ciel refuse aux unes & aux autres le succès qu’il pouvoit en attendre, il donnera toujours au genre humain le rare, l’utile, le grand exemple d’un homme content de son état, [t. I, p. 423] qui se roidira par un généreux effort contre le torrent de son siécle. Le mouvement qui le pousse de toutes parts, ne sert qu’à l’affermir dans le repos, & à le rendre plus immobile dans le centre du tourbillon qui l’environne. » Cette peinture est noble, sans avoir rien de dur : & elle est terminée par une idée métaphorique, qui pour être savante n’en a pas moins d’aménité. Il n’est pas besoin d’avertir que dans la variété des choses & du style que présentent ces deux morceaux, l’unité du sujet est parfaitement observée.
< Manchette : Beau passage de M. de Fénelon sur cette matiere.>
Pour résumer & remettre sous les yeux du lecteur tout ce que je viens de dire sur l’importante matiere de l’unité du sujet, je crois devoir transcrire ici un excellent morceau de la lettre de M. de Fénelon sur l’Eloquence <p. 284>. « L’Orateur remonte d’abord, dit ce grand Maître, au premier principe, sur la matiere qu’il veut débrouiller. Il met ce principe dans son vrai point de vue. Il le tourne & le retourne, pour y accoutumer ses auditeurs les moins pénétrans. Il descend jusqu’aux dernieres conséquences par un enchaînement court [t. I, p. 424] & sensible. Chaque vérité est mise en sa place par rapport au tout. Elle prépare, elle appuie une autre vérité, qui a besoin de son secours. Cet arrangement sert à éviter les répétitions que l’on peut épargner au lecteur. Mais il ne retranche aucune des répétitions par lesquelles il est essentiel de ramener souvent l’auditeur au point qui décide lui seul de tout.
Il faut lui montrer souvent la conclusion dans le principe. De ce principe, comme du centre, se répand la lumiere sur toutes les parties de cet ouvrage : de même qu’un Peintre place dans son tableau le jour, ensorte que d’un seul endroit il distribue à chaque objet son degré de lumiere. Tout le discours est un. Il se réduit à une seule proposition, mise au plus grand jour par des tours variés. Cette unité de dessein fait qu’on voit d’un seul coup d’œil l’ouvrage entier, comme on voit de la place publique d’une ville toutes les rues & toutes les portes, quand toutes les rues sont droites, égales, & en symmétrie. Le discours est la proposition développée : [t. I, p. 425] la proposition est le discours en abrégé. » Je ne pense pas qu’il soit possible de mettre le précepte de l’unité du sujet dans un plus beau jour, ni d’en mieux peindre l’exécution & l’heureux effet.
C’est une justice due à notre siécle & au siécle précédent, que jamais le mérite de l’unité dans la composition de quelque ouvrage que ce puisse être, n’a été plus connu, plus prisé, mieux pratiqué, qu’il l’est parmi nous. Nous en avons l’obligation à l’esprit philosophique, qui a pris dans notre Nation de très-grands accroissemens ; & qui, renfermé dans ses justes bornes, est d’un très-utile secours à l’Eloquence.