FIGURA / FIGURE
TROISIÈME PARTIE
DE L’ÉLOCUTION
CHAPITRE 2
DES FIGURES
Que sont les figures dans le discours ? R. Les figures sont dans le discours ce que les fleurs sont dans un jardin, les étoiles dans le ciel, un collier au cou, une bague précieuse au doigt. Un discours en effet ne brille que lorsqu’il est émaillé de figures, comme un jardin est émaillé de fleurs ; comme le ciel est parsemé d’étoiles brillantes, et comme les bijoux lorsqu’ils sont ornés de pierres précieuses. C’est grâce aux figures qu’un discours a de la dignité, de la force et une certaine majesté qui distingue l’élocution oratoire.
Qu’est-ce qu’une figure ? R. C’est une forme [conformatio] de langage plus élégante que le langage ordinaire, auquel elle ne ressemble pas : c’est pourquoi, lorsqu’on parle d’une manière plus élégante que dans le langage ordinaire, on dit que le langage est figuré.
Combien y a-t-il de sortes de figures ? R. Il y en a de deux sortes, les figures de mots, et les figures de pensées, que les Grecs appellent schemata.
Qu’est-ce que les figures de mots ? R. Ce sont celles < qui ont de la dignité ou beauté uniquement dans les mots, c’est-à-dire > qui consistent uniquement dans l’emploi et l’arrangement des mots ; de sorte que, si l’on change les mots ou leur disposition, la figure n’existe plus. Ainsi : quid me exspectas ? quid meam fidem imploras ? c’est une figure que l’on appelle répétition. Si vous changez les mots quid et que vous disiez quid me exspectas ? cur meam fidem imploras ? la figure n’est plus la même, parce qu’il n’y a plus la répétition de quid.
Qu’appelle-t-on figure de pensées ? R. Ce sont celles qui ne consistent pas seulement dans les mots, mais < qui ont une certaine dignité ou beauté dans les idées elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elles consistent > dans le sens et la phrase [in sensu ac sententia], en sorte que la figure conserve toujours sa force et sa valeur quoiqu’on change les mots.
ARTICLE 1
Des Figures de Mots
Il y a deux sortes de figures de mots, les unes consistent dans des mots dont la signification propre est transportée à une signification étrangère, on les appelle Tropes, d’un mot grec qui signifie : je transporte, je change. Les autres figures de mots consistent dans des mots qui conservent leur signification propre, mais qui sont disposés d’une manière qui ne peut être changée.
§ 1. Des Tropes
Qu’est-ce qu’un Trope ? R. C’est un mot dont la signification propre est transportée, comme nous l’avons dit, à une signification étrangère, ou bien, ainsi que le dit Cicéron, c’est un mot changé et détourné de sa signification propre < ou encore, comme le dit Quintilien, « emprunté ». De plus, à partir de cette définition, « un mot dont la signification propre est transportée à une signification étrangère », si cela se fait à cause de quelque similitude et proportion entre les deux termes, c’est une Métaphore ; si cela se fait à cause d’une opposition et dissimilitude, c’est une Ironie, que certains comptent au nombre des figures de pensée, ce qui est plus discutable ; si cela se fait à cause d’une conjonction essentielle, au sens où l’un des deux termes est l’essence de l’autre, c’est une Synecdoque ; enfin, si cela se fait à cause d’une conjonction moins stricte, cela s’appelle une Métonymie. Les tropes se résument à ces quatre espèces, du moins pour les critiques qui les définissent en toute rigueur. La position des autres théoriciens est que la distinction pertinente est entre tropes qui se font en un seul mot et tropes qui se font en plusieurs mots. >
Combien y a-t-il de tropes dépendant d’un seul mot ? R. Sept : la Métaphore, la Synecdoque, la Métonymie, l’Antonomase, l’Onomatopée, la Catachrèse, la Métalepse.
La Métaphore. C’est une figure où l’on transporte la signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui convient qu’en vertu d’une comparaison sous-entendue. Ainsi : homme enflammé de colère. Le mot enflammé ne convient qu’au feu, et sa signification est transportée à l’homme, à qui elle est étrangère, car, à proprement parler, l’homme n’est pas enflammé.
La Synecdoque. Elle a lieu : 1° quand on prend la partie pour le tout, comme proue pour signifier navire ; 2° ou le tout pour la partie, comme source pour dire l’eau ; 3° ou le nom de la matière pour le nom de la chose qui en est faite, comme fer pour signifier épée ; 4° ou l’antécédent pour le conséquent, comme « les bœufs sont ramenés à l’étable par les laboureurs », pour signifier « la nuit approche ».
La Métonymie, ou changement de nom, quand on prend la cause pour l’effet, et l’effet pour la cause, ainsi : Cérès pour signifier le pain ; Bacchus pour le vin ; parce que Cérès et Bacchus sont les personnifications du blé et du vin.
L’Antonomase < ou un nom pour un autre > a lieu quand on prend un nom commun pour un nom propre, et réciproquement ; comme « le destructeur de Carthage », pour « Scipion l’Africain » qui a détruit Carthage.
L’Onomatopée < ou création de mot > a lieu quand le son de la prononciation d’un mot imite la chose qu’il représente ; ainsi, en prononçant le mot mugissement on émet un son semblable à celui du bœuf quand il crie.
La Catachrèse ou extension, abus d’un mot. Cette figure a lieu quand on se sert du nom d’une chose pour signifier une autre chose ayant des rapports avec elle. Ainsi : on appelle « parricide » celui qui a tué son père ou sa mère ; mais, quand il s’agit de la mère, on devrait, à proprement parler, appeler ce crime matricide.
La Métalepse a lieu quand on fait entendre une chose par une autre qui la précède. Ainsi : « après quelques récoltes, je serai étonné en revoyant mon royaume », – c’est-à-dire « après quelques années », « récoltes » signifie « années », car on compte les années par les récoltes.
Combien y a-t-il de tropes en plusieurs mots ? R. Quatre : l’Allégorie, la Périphrase, l’Hyperbate et l’Hyperbole.
L’Allégorie a lieu quand on fait concevoir une chose, à l’aide d’une autre, avec laquelle elle a de la ressemblance. Ainsi, après de grandes tempêtes, vint le naufrage de tous ses biens, ce qui veut dire qu’après avoir bravé de grands dangers, il perdit tout ce qu’il possédait.
La Périphrase ou circonlocution. Elle a lieu quand on développe en une longue phrase ce qui peut être dit en peu de mots. Ainsi : celui dont vous avez reçu la vie, c’est-à-dire votre père.
L’Hyperbate ou bouleversement. C’est une figure où l’ordre des mots est troublé ; ainsi, qua de re pour de qua re, me cum pour cum me.
L’Hyperbole ou exagération < ou encore excès >. Cette figure consiste à amplifier, à exagérer les choses pour faire plus d’impression : comme plus blanc que la neige, plus rapide que le vent.
§ 2. Des autres Figures de Mots
En quoi ces autres figures diffèrent-elles des Tropes ? R. En ce que les tropes ne peuvent exister qu’en changeant la signification des mots, tandis que dans celles dont nous allons parler, les mots conservent leur signification propre : Ainsi « j’ai tué, j’ai tué l’ennemi de la patrie », est une figure que l’on appelle répétition ; ce n’est pas un trope, parce que j’ai tué a conservé sa signification propre.
Comment se font les figures de mots ? R. Elles se font de trois manières :
1° En ajoutant un mot à un autre mot, comme : il viendra, il viendra ce temps, etc. ;
2° Par retranchement de certains mots, comme : il a trahi parents, alliés, amis ; on a retranché les conjonctions ;
3° Par similitude, quand on emploie des mots qui se ressemblent : ainsi : hoc vestimenti genus feminas non tam ornat quam onerat. La ressemblance est entre ornat et onerat. Nous allons examiner ces trois sortes de figures.
Figures par addition
La Répétition a lieu quand on commence les membres d’une période par le même mot. Ainsi : Celui que le Sénat a condamné, celui que l’opinion publique a condamné, l’absoudrez-vous ? < Cicéron, Rhétorique à Herennius.
« À peine avait-il trouvé l’ennemi qu’il le poursuivait ; à peine l’avait-il vu de face que déjà il l’abattait dans sa fuite ».
« Les accusateurs sont les hommes qui ont envahi les biens de Roscius, les hommes qui sont devenus riches par la mort du père, les hommes qui ont cherché à faire périr le fils, les hommes enfin que le peuple appelle au supplice. L’accusé est celui à qui ils n’ont laissé que l’indigence, celui que la mort d’un père a condamné aux larmes et réduit à la misère, celui qui vient à cette audience avec une escorte, afin de n’être pas égorgé dans ce lieu même, sous vos yeux, celui enfin qui seul a échappé à leurs mains ensanglantées. » >
La Conversion a lieu quand le même mot termine les membres d’une période. Ainsi : < « Je désire que tu me dises pourquoi, alors que je t’ai défendu, alors que sans que tu me l’aies demandé je t’ai défendu, toi, oublieux de tout cela, tu t’attaques à moi. » >
« Vous gémissez de ce que les temples ont été détruits, c’est l’hérésie qui les a détruits ; de ce que les monuments sacrés de vos ancêtres ont été dépouillés, c’est l’hérésie qui les a dépouillés ; de ce que les prêtres ont été cruellement massacrés, c’est l’hérésie qui les a massacrés. »
La Complexion, qui comprend la répétition et la conversion. Elle a lieu quand le discours commence et finit par le même mot. Ainsi : « Qui a été l’accusateur ? un ennemi ; qui a produit des témoins ? un ennemi ; qui a rendu la sentence ? un ennemi ; qui a infligé un châtiment ? un ennemi. »
< « Qui sont ceux que Dieu hait au plus au point ? Les impudiques. Qui sont ceux à qui, même dans cette vie, il inflige de terribles supplices ? Les impudiques. »
« Tu veux, ô Chrétien, réfréner ta débauche ? Prie. Tu veux vaincre l’ennemi de la pudeur ? Prie. Tu veux remporter la couronne de la tempérance ? Prie. » >
Le Redoublement. Cette figure s’emploie quand on redouble le même mot, soit au commencement, soit dans le cours du discours, pour s’exprimer avec plus de chaleur. Ainsi : « il vit, il vit non pour renoncer à son audace, mais pour l’affirmer davantage. » < Cicéron, première Catilinaire, § 4.
« Ses biens (malheureux que je suis ! mes yeux n’ont plus de larmes ; mais la douleur vivra toujours dans mon âme) ; oui, les biens de Cn. Pompée furent mis à l’encan par la voix sinistre d’un crieur public. » Cicéron, deuxième Philippique.
« Vous osez même paraître maintenant à leurs yeux, traître à la patrie ? Oui vous, traître à la patrie, vous osez paraître à leurs yeux ? » « Vous n’avez pas été ébranlé quand une mère vous a embrassé les pieds, vous n’avez pas été ébranlé ? » Cicéron, Rhétorique à Herennius. >
La Traduction, appelée aussi Polyptote, a lieu quand on répète un même mot dans une même période, et dans plusieurs endroits, sous plusieurs formes, en changeant légèrement les cas ou les genres. Ainsi : Ei sum infensus ejus aspectum ferre nequeo, illum auribus oculisque respuo, illo superstite vitam tranquillam agere non possum.
La Gradation < ou Climax > s’emploie quand on s’avance d’une chose à une autre, en répétant ce qui a déjà été dit. Ainsi : « Le travail m’a donné la science ; la science m’a donné la gloire ; la gloire m’a donné l’émulation ; l’émulation m’a donné le bonheur éternel. » Nous parlerons de la gradation plus en détail, quand nous passerons aux figures de pensées.
La Synonymie. C’est l’accumulation d’un grand nombre de mots qui ont la même signification. Ainsi : « Nous avons enfin renvoyé, chassé, banni ce scélérat plein d’une audace furieuse, qui ne respirait que le crime ; ce fléau qui machinait la perte du Sénat ; il est parti, il est sorti de Rome, < il s’est précipité dehors, il s’est échappé. Je ne permettrai pas son retour, je ne le supporterai pas, je ne le tolérerai pas ».
« Eh quoi ! citoyens, êtes-vous étrangers dans Rome ? et ce qui fait l’entretien de toute la ville, n’a-t-il jamais frappé vos oreilles ? » >
La Polysyndète. Cette figure consiste dans l’accumulation d’un grand nombre de conjonctions, comme « teque, tuique similes, tibique charos et aspernor, et aversor et execror » ; < nec timeo minas quas jactas, nec terrent me pericula quae denuntias. >
Figures par retranchement
La Synecdoque. C’est une figure très employée dans la narration. Elle consiste à sous-entendre un mot que l’on comprend facilement. Ainsi : « Serviteurs de s’agiter, servantes de gémir, épouse infortunée de se lamenter » ; on sous-entend : « commencèrent à ». Les exercices de narration donneront plusieurs exemples de cette figure.
L’Adjonction a lieu quand plusieurs propositions se rapportent à un seul mot. Ainsi : « La débauche a vaincu la pudeur ; l’audace, la crainte ; et la démence, la raison. »
< « Il brûle d’une telle cupidité que ni la pudeur ne peut l’éloigner de l’infamie, ni la chasteté de la turpitude, ni la piété du crime, ni la honte de salir sa race et sa famille de la souillure des plaisirs. »
« Son corps ne s’est jamais privé d’aucun plaisir, ses mains d’aucune violence, ses actions d’aucune turpitude. »
« Il n’a point été détourné de sa route par la cupidité, pour aller s’emparer de quelque riche butin ; par la débauche, pour satisfaire sa passion ; par le charme des lieux, pour se procurer une distraction ; par la renommée de quelque ville, pour contenter sa curiosité ; enfin, par la fatigue même, pour prendre du repos. » Cicéron, Pour la loi Manilia, § 40. >
La Disjonction < ou asyndète > consiste à réunir plusieurs choses, en supprimant les conjonctions. Ainsi : « L’étude des belles lettres nourrit la jeunesse, charme la vieillesse, elle est un refuge, une consolation dans l’adversité, elle nous réjouit à la maison, ne nous embarrasse pas au dehors ; elle veille, elle voyage avec nous, elle va à la campagne avec nous, etc. » < Pour Archias, § 16. >
Figures par ressemblance
La Paranomase ou l’annomination reproduit un mot avec un léger changement, ou dans un autre sens. Ainsi : « Cum lectum petis, de letho cogita » : quand nous allons au lit, pensez à la mort.
La Ressemblance des cas. Cette figure se produit quand deux ou plusieurs propositions [sententiae], ou bien des membres d’une période sont exprimés en se servant du même cas. Ainsi : Quid tam commune quam spiritus vivis, terra mortuis, mare fluctuantibus, littus ejectis.< Cicéron, Pour Roscius d’Amérie, § 72. >
Les Désinences semblables. Cette figure consiste à finir plusieurs propositions par des mots de mode semblable. Ainsi : « Ce général est si heureux, ut ejus semper voluntatibus non modo cives assenserint, socii obtemperarint, hostes obedierint, sed etiam venti tempestatesque obsecundarint ». < Cicéron, Pour la loi Manilia, § 48. >
L’Isocolon < ou égalité > se produit quand différents membres d’une période sont composés d’un nombre presque égal de syllabes. Ainsi : Tam difficile bellum Pompeius extrema hyeme apparavit, ineunte vere suscepit, media aestate confecit. < Cicéron, Pour la loi Manilia, § 35.
« Il n’est pas difficile au voyageur qui marche dans une plaine ouverte, où les ronces ne bloquent pas le chemin, où les fleuves n’obligent pas à des détours, où aucune descente ne vous fait glisser, de progresser sans faux pas ; mais marcher très rapidement sur un chemin couvert de glace dure, chargé de haute neige, hérissé de rochers, obstrué d’épineux, coupé de torrents, ce n’est pas une mince affaire ». >
ARTICLE 2
Des Figures de Pensées
Rien n’est plus utile que ces figures en rhétorique, pourvu que l’on s’en serve avec modération et prudence. Rien n’est plus insupportable, si l’on s’en sert sans réflexion et à tout propos [temere et pueriliter].
L’Allégorie n’est autre chose qu’une métaphore multipliée et continuée. Quoiqu’elle consiste dans les mots, elle consiste aussi dans les pensées, à cause de sa ressemblance avec la métaphore, dont elle a la grâce et les charmes. Cicéron en offre des exemples remarquables.
Ainsi :
< « Quel détroit, quelle mer orageuse est sujette à des mouvements plus terribles, à des agitations plus violentes et plus variées, à des tempêtes plus fréquentes que celles des comices ? L’intervalle d’un jour, l’espace d’une nuit, suffisent souvent pour tout bouleverser, et quelquefois une légère rumeur vient, comme un vent subit, changer les dispositions de tout le peuple ». Cicéron, Pour Muréna, § 35. >
« Je n’ai pas été timoré au point de ne pas diriger le navire de la République dans les plus violents tourbillons et les tempêtes les plus terribles, de ne pas le faire arriver au port et de lui assigner une bonne place. < Malgré la violence des vents et des flots, je n’étais point assez timoré pour redouter le nuage dont tu chargeais ton front, ni le souffle empesté de ton collègue. Je voyais souffler bien d’autres vents, je prévoyais bien d’autres orages, bien d’autres tempêtes, auxquels je me suis, non pas dérobé, mais exposé seul pour le salut de tous ». Cicéron, Contre Pison, § 20-21. >
L’Antithèse est une figure où l’on oppose les mots aux mots, les pensées aux pensées. Ainsi : « Qui pourrait supporter que des lâches dressent des embûches aux hommes les plus courageux ; des sots aux hommes les plus intelligents ; des ivrognes aux gens sobres ; des personnes endormies à des personnes actives ». < Cicéron, deuxième Catilinaire, § 10.
« Pouvez-vous donc préférer des inconnus à ceux que vous connaissez, des hommes injustes à des hommes équitables, des étrangers à des Romains, des accusateurs haineux à des témoins sans passion, des âmes mercenaires à des cœurs désintéressés, des impies à ceux qui aiment les dieux, les ennemis déclarés de notre nom et de notre empire à de fidèles alliés, à des citoyens irréprochables ? » Cicéron, Pour Fonteius, § 32.
« La guerre est déclarée entre la pudeur et l’impudence, la probité et la fraude, la piété et le crime », deuxième Catilinaire, § 25. « Comparez les temps de la paix sous Verrès, aux temps de la guerre sous Marcellus », etc. Contre Verrès, IV, § 115. >
À ces exemples ajoutons-en un plus développé et plus pieux : « Nous avons par exemple à peindre Jésus enfant. Allons jusqu’à Bethléem, avec les bergers, voyons et vénérons Jésus dans la crèche ; et admirons dans l’enfant l’homme, dans l’esclave le prince, dans l’enfant le maître, et le législateur de l’univers. Admirons et adorons sa splendeur cachée par des ténèbres ; sa puissance retenue par des chaînes ; son infinité limitée par des bornes ; son immensité enserrée dans un berceau ; sa sagesse qui balbutie, sa sublimité s’abaissant à l’humilité, son courage joint avec la faiblesse. »
L’Apostrophe a lieu quand, laissant un moment les auditeurs, on adresse la parole à un absent ou à quelqu’un de présent, soit en vie, soit mort, ou même à des êtres inanimés que nous interpellons comme s’ils étaient des personnes vivantes. < L’apostrophe peut être illustrée par ces exemples, tirés de Cicéron.
« Je vous atteste ici, collines sacrées des Albains, autels associés au même culte que les nôtres, et non moins anciens que les autels du peuple romain ; vous qu’il avait renversés ; vous dont sa fureur sacrilège avait abattu et détruit les bois, afin de vous écraser sous le poids de ses folles constructions : alors vos dieux ont signalé leur pouvoir ; alors votre majesté, outragée par tous ses crimes, s’est manifestée avec éclat. Et toi, dieu tutélaire du Latium, grand Jupiter, toi dont il avait profané les lacs, les bois et le territoire par des abominations et des attentats de toute espèce, ta patience s’est enfin lassée. » Cicéron, Pour Milon, § 85.
« Grands dieux ! daignez m’entendre. Est-il bien vrai que P. Clodius s’intéresse à votre culte, qu’il redoute votre puissance. Ici même, ne se joue-t-il pas de l’autorité imposante de nos juges ? » Cicéron, Sur sa maison, § 104. >
C’est ainsi que dans son discours pour Milon < § 101 >, Cicéron donne cet exemple de l’apostrophe : « C’est vous, vous que j’appelle, hommes très courageux, qui avez versé votre sang pour la République ; c’est vous que j’appelle au secours d’un homme et d’un citoyen qui n’a jamais été vaincu, vous centurions, soldats, permettrez-vous qu’en votre présence, alors que vous êtes armés, et que vous présidez à ce jugement, un si grand citoyen parce qu’il a été vaincu soit chassé, banni de cette ville ».
< « Le nouveau-né, Seigneur des Rois, repose dans une étable, il est allongé nu en plein hiver, le fils de la Vierge, dans un antre ouvert aux vents et à la neige, et le Dieu enfant tremble de tout son corps. Ah, vents ! Si vous avez quelque sentiment, si vous avez quelque piété, cessez d’être aussi rigoureux. Ah ! retenez vos souffles froids, retenez les aquilons sauvages. Ah ! je vous en supplie, soufflez sur d’autres régions, vents violents », etc.
« Malheureux que je suis, j’ai offensé la puissance de la majesté suprême ; impudent que je suis, j’ai méprisé les commandements divins de l’esprit éternel, et, par le pire sacrilège, j’ai violé les lois les plus saintes. Ô, scélérat, insensé, impie que je suis ! Ô mes yeux, répandez des larmes abondantes, si grande est la douleur engendrée par ces forfaits, et lavez, si vous le pouvez, par des pleurs continus et amers l’ordure des crimes dont vous avez si souvent, hélas ! guidé et éclairé l’accomplissement. » >
La Communication est une figure où, plein de confiance dans notre cause, nous consultons nos adversaires, ou nous délibérons avec les juges sur ce qu’il faut faire, ou sur ce qu’il aurait fallu faire. Ainsi Cicéron < Verr. prim. § 32 > dit : « < Maintenant, juges, je vous le demande ; que dois-je faire ? > Vous me donnerez certainement ce conseil tacite, que je comprends moi-même comme nécessaire ».
< « Vous-même enfin, Labiénus, que feriez-vous dans de telles circonstances et au milieu d’un tel péril ? Lorsque la peur vous conseillerait de fuir et de vous cacher ; lorsque la scélératesse et les fureurs de Saturninus vous réclameraient au Capitole, et que les consuls vous appelleraient à la défense de la patrie et de la liberté, de qui reconnaîtriez-vous l’autorité ou la voix ? Quel parti voudriez-vous embrasser, à qui voudriez-vous obéir ? » Cicéron, Pour Rabirius accusé de crime d’État, § 22.
« Je vous le demande, juges, etc. (ici, il explique de quoi il s’agit, et ensuite les consulte ainsi) Quel pourrait être votre avis sur une pareille consultation ? Assurément, si je connais bien votre bonté et votre prudence, je ne me trompe guère sur ce que vous pourriez répondre si je vous consultais. » Cicéron, Pour Quinctius, § 54. >
La Concession est une figure où nous paraissons accorder quelque chose d’injuste à notre adversaire.
Ainsi : < « Oui, dit-il, mon débiteur a fait défaut, et je n’ai point balancé à publier la saisie de ses biens. C’est agir sans pitié ; mais enfin, puisque vous prétendez avoir ce droit, et que vous voulez en user, nous vous l’accordons. » Cicéron, Pour Quinctius, § 56. >
« Soit, tu ne peux alléguer aucun motif, et quoique je doive triompher, je renoncerai à mon droit ; ce que je ne t’accorderais pas dans une autre cause, je te l’accorderai dans celle-ci, fort de l’innocence de Roscius ». < Cicéron, Pour Roscius d’Amérie, § 73.
« Faites votre proie du bien d’autrui, au nom d’une ville ; renversez les lois : fallait-il encore chasser un ami de son patrimoine ? »
« Je te reconnais bien ici, ta malhonnêteté et ton imprudence, je te l’accorde et te le concède : je sais que tu, etc. » Contre Verrès, III. >
La Correction rétracte et corrige un mot ou une pensée [sententia] pour y substituer quelque chose qui convient mieux au sujet.
< « Et ces attentats, ce sont des citoyens, je dis des citoyens, s’il est permis de les appeler de ce nom, qui les méditent au sujet de leur propre patrie. » Pour Muréna, § 80.
« Ô imbécillité ! Et dirai-je imbécillité, ou impudence singulière ? » Pour Caelius.
« Quelle fut donc la constance de cet homme ? Je dis sa constance ; je ne sais si je ne devrais pas dire plutôt sa patience. »
« Est-il un honnête homme, un citoyen vertueux, qu’il ait respecté dans ses discours ; que dis-je, respecté ? qu’il n’ait pas injurié avec l’impudence la plus grossière ? » Pour Sestius, § 110. >
Ainsi, dans la troisième Philippique, Cicéron dit : « Il a dépensé son patrimoine à équiper des soldats, que dis-je, dépensé, l’expression est impropre, il a placé son patrimoine pour le salut de la République ».
< « Quels festins, pensez-vous, avaient lieu dans une telle maison ? S’il faut parler de maison plutôt que d’officine de la débauche et de toutes les sortes de turpitudes. » >
La Déprécation est une figure qui consiste à implorer le secours de Dieu ou d’un homme. Ainsi : dans le discours pour Déjotarus, Cicéron dit : « César, commencez par nous délivrer de cette crainte, je vous en supplie, au nom de votre bonne foi, de votre fermeté et de votre clémence ; faites que nous ne puissions pas soupçonner qu’il reste en vous le plus petit ressentiment. Par cette main que vous avez tendue au roi Déjotarus, votre hôte, par cette main, dis-je, qui est encore plus fidèle et plus sûre dans les promesses que dans les combats », etc.
< « Il vous restait un parti, me diront peut-être quelques hommes d’un caractère énergique. Que ne résistiez-vous ? Vous seriez mort en combattant. Tu le sais, oui, tu le sais, ô ma patrie : pénates, et vous, dieux protecteurs, je vous en atteste. Vos demeures sacrées, vos temples, le salut de mes concitoyens, qui toujours me fut plus cher que ma vie, voilà pour quels intérêts j’ai fui le combat et le carnage. » Pour Sestius, § 45. >
La Distribution ou partition est la figure que nous employons quand nous avons à développer quelque chose longuement, et que nous la divisons en plusieurs parties.
Ainsi : « La légèreté naturelle à son âge n’a pas détourné ce charmant jeune homme de son dessein de mener une meilleure vie ; les flatteries de mauvais camarades, les agréments des lieux qu’il habite ne l’ont pas entraîné au plaisir ; la noblesse qu’il tient de ses ancêtres ne l’a pas poussé à l’ambition ; ses heureuses qualités ne lui ont pas donné de l’arrogance ; les mauvais exemples ne l’ont pas rendu débauché ; la société de ses amis ne lui a pas fait rechercher des divertissements déplacés ; et l’abondance de toutes choses ne lui a jamais fait commettre une action honteuse et une infamie ».
< « Cet homme a une hauteur de vue qui lui fait pardonner les offenses, une générosité qui lui fait partager ses richesses, une grandeur d’âme qui lui fait rechercher les choses difficiles, une sagacité admirable pour examiner les moyens de régler les affaires, un jugement aigu pour les administrer, de la constance pour les poursuivre au milieu des difficultés extrêmes. Et il n’y a rien qu’il n’entreprenne avec hauteur de vue, qu’il n’administre avec des jugements très prudents, ou qu’il n’achève par un travail énergique : c’est un homme que jamais les dangers n’effraient, que les maux n’abattent pas, que les adversités ne vainquent pas, que les travaux ne fatiguent pas, que les dangers ne découragent pas, que les revers de fortune ne rendent pas malheureux. » >
La Dubitation a lieu quand nous sommes indécis et que nous ne savons ce qu’il faut dire ou ce qu’il faut faire. Ainsi : « De quel nom t’appellerons nous ? est-ce méchant ? mais c’est un nom trop doux pour un si grand crime ; est-ce fourbe ? mais c’est un titre que tu t’arroges et que tu regardes comme honorable. Dirai-je que tu es audacieux, impudique, perfide ? ce sont des noms vulgaires et surannés, tandis que la chose est nouvelle et inouïe. » < Pour Quinctius, § 56.
« Quel sera le premier objet de mes plaintes ? quel secours dois-je invoquer ? à qui dois-je adresser mes prières ? Implorerai-je la protection des dieux immortels, ou celle du peuple romain, ou le souverain pouvoir dont vous êtes revêtus ? » Pour Roscius d’Amérie, § 29.
« En ce qui me concerne, je ne sais où me tourner. Dirai-je que ce crime n’a pas été commis ? Dirai-je qu’on n’a pas entendu de témoins au Sénat ? Ce n’est pas à notre talent, c’est à votre clémence de secourir un malheureux et un innocent ? » Pour Cluentius, § 4.
« Comment m’adresser à vous ? Ni la réflexion, ni l’art de la parole ne m’en fournissent les moyens, vous que je ne sais même pas de quel nom appeler. Compatriotes ? vous qui vous êtes détachés de votre patrie ; soldats ? vous qui avez dit non à l’autorité militaire et au droit d’auspices, vous qui avez rompu le lien sacré du serment ; ennemis ? je reconnais les traits, les vêtements, la tenue de compatriotes, mais ce que je vois, ce sont le comportement, les paroles, les projets, les intentions d’ennemis. » Tite-Live, Décade III, 8.
Virgile fournit un exemple fameux de Dubitation, quand il met en scène Didon abandonnée par Énée, suspendue et pleine de doutes dans sa délibération (Énéide, IV) :
Voyons, que fais-je là ? Me faut-il, après cette honte,
rechercher mes anciens prétendants ? >
L’Exclamation est une figure qui, dans un sujet important ou dans une circonstance grave, exprime un vif mouvement de l’âme, par une interjection, ou même quelquefois sans interjection, comme lorsqu’on s’écrie : « Ô Dieu ! que je suis malheureux ! Ô action sublime ! » etc. On s’en sert pour louer, blâmer, exprimer de la pitié.
L’Expolition est un discours où l’on exprime d’une manière différente la même pensée en changeant les mots, et en disposant habilement les figures qu’il contient, afin de donner à ce discours plus de grâce, de clarté et de brillant.
Ainsi : « Combien la vie humaine est chancelante, fugitive, et toujours entraînée vers la mort ! Si les œuvres littéraires n’en conservaient la mémoire, elle s’éteindrait sans laisser de traces ; notre renommée périrait avec notre corps, et le souvenir des belles actions serait enseveli avec nos cendres, si la littérature n’existait pas. »
La Gradation < ou augmentation > n’est pas seulement une figure de mots, mais c’est encore une figure de pensées qui présente, toujours en la graduant, une suite d’idées, d’images et de sentiments. < Par exemple : « Il est malheureux d’être dépouillé de tous ses biens ; plus malheureux de l’être injustement : il est affligeant d’être trompé ; plus affligeant de l’être par un de ses proches : c’est une calamité de perdre sa fortune ; c’en est une plus grande de perdre en même temps son honneur. » Pour Quinctius, § 95. >
Ainsi : « C’est un crime de mettre aux fers un citoyen romain, c’est un attentat de le battre de verges, c’est presque un parricide de le faire mourir, que sera-ce donc de le crucifier ? » < Contre Verrès, V. >
L’Hypotypose est une figure qui peint les choses d’une manière si vive, qu’il semble non qu’on les entend, ou qu’on les lit, mais qu’on les voit, ou qu’on les fait. Elle diffère de l’Éthopée en ce que l’Éthopée ne peint que les sentiments tandis que l’Hypotypose peint plutôt ce qui se rapporte au corps qu’à l’esprit. < Ainsi : « Ce plan ainsi arrêté, il sort du palais, le crime, la fureur, la cruauté empreinte sur tous les traits de son visage ; il arrive au forum, et fait appeler les capitaines. Ils viennent sans crainte et sans défiance. Soudain il ordonne qu’ils soient chargés de fers. Ces malheureux implorent la justice du peuple romain ; ils demandent la raison de ce traitement barbare. » etc. Contre Verrès, V, § 106.
« Pendant qu’il proteste avec force, les six licteurs très vigoureux et très exercés à cet infâme ministère, le saisissent et le frappent à coups redoublés. Bientôt le chef des licteurs dont j’ai déjà parlé plus d’une fois, retourne son faisceau et lui frappe les yeux avec une horrible violence. Le visage tout en sang, il tombe aux pieds de ses bourreaux. » Contre Verrès, V. >
« Tout y retentissait de cris d’ivresse, le vin inondait les parquets, il ruisselait le long des murailles ; les mères de famille étaient confondues avec les prostituées ». < etc. Seconde Philippique. >
< « Je crois voir en effet cette reine des cités, l’ornement de l’univers, l’asile commun des nations, abîmée tout à coup dans un vaste embrasement ; je me représente la patrie ensevelie et les cadavres des malheureux citoyens amoncelés sans sépulture ; j’ai devant les yeux l’image effrayante de Céthégus se baignant, au gré de sa fureur, dans les flots de votre sang. » Quatrième Catilinaire, § 11. >
L’Imprécation est une sorte d’exécration ; nous prions pour qu’il arrive du mal à quelqu’un. Ainsi : « Que ne pars-tu, pour qu’un malheur ou des tourments t’accablent ? » « Que les Dieux t’anéantissent dans ta fuite, car tu n’es pas seulement un vaurien et un méchant citoyen, mais encore un sot et un insensé ». < Pour le roi Déjotarus, § 21. >
L’Interprétation est une figure que nous employons quand nous interprétons d’après nos sentiments et notre intelligence les paroles ou les actions de quelqu’un.
Ainsi Cicéron, au commencement de la deuxième Philippique, se demande pourquoi Antoine se déchaîne contre lui : « Que dois-je croire ? dit-il, qu’Antoine me méprise ? » etc.
< Il me semble que Diogène a dit ceci (c’est ce que Sénèque rapporte dans De la tranquillité de l’âme, chapitre 8) : « Fortune, va-t-en voir ailleurs : Diogène ne possède plus rien sur quoi tu aies encore des droits », etc.
Le même, au chapitre 14, écrit après avoir raconté une aventure de Canus Julius : « Je ne sais quelle était sa pensée ; car ce mot peut avoir bien des sens. Voulut-il outrager le prince et montrer », etc. >
L’Interrogation s’emploie non pas tant pour s’enquérir d’une chose que pour insister fortement sur un point. Elle est très souvent employée avec beaucoup de succès pour provoquer et exprimer les différents mouvements de l’âme. Il n’y a aucune figure qui ne puisse être transformée en interrogation. Cicéron en donne de nombreux exemples. < En voici une sélection :
« En effet, Tubéron, que faisiez-vous, le fer à la main, dans les champs de Pharsale ? quel sang vouliez-vous répandre ? dans quel flanc vos armes voulaient-elles se plonger ? contre qui s’emportait l’ardeur de votre courage ? vos mains, vos yeux, quel ennemi poursuivaient-ils ? que désiriez-vous ? que souhaitiez-vous ? » Pour Ligarius, § 9.
« Parlerais-je des festins que tu donnas alors de tes effroyables orgies avec tes vils compagnons ? Qui te vit sobre pendant ces journées ? qui te vit rien faire qui fût digne d’un homme libre ? qui même te vit paraître en public ? » Contre Pison, § 22.
« Vous avez stipulé ? Où ? Quel jour ? Dans quel temps ? Devant qui ? Quel témoin déclare que j’en ai pris l’engagement ? » Pour Roscius le comédien, § 13. >
Ainsi, dans un discours contre Verrès il dit : « Tu as tenu un pirate en vie, dans quel but ? pour quel motif ? pourquoi l’as-tu retenu si longtemps ? »
On comprend < à partir de ces exemples > que par des interrogations réitérées et minutieuses on presse fortement son adversaire, et on l’accable d’une grêle de traits.
L’Ironie est une figure qui s’emploie pour dire tout le contraire de ce que les mots paraissent signifier. < Cicéron en use à propos de Verrès, qui était extrêmement cruel, quand ce dernier avait ordonné qu’un homme parfaitement honnête et innocent fût attaché en plein forum au milieu d’une tempête glacée, pour être frappé de verges ; c’est du moins ce à quoi s’attendaient tous ceux qui assistaient à ce spectacle. > C’est ainsi < dis-je > que Cicéron raille Verrès, en disant : « L’opinion se trompe sur Verrès. Comment pouvez-vous croire qu’il ferait battre de verges sans motif un allié, un ami du peuple romain ? il n’est pas assez méchant pour aller jusque-là ; tous les vices ne peuvent ainsi se réunir en un seul homme, jamais il n’a été cruel, il a toujours montré de la douceur, de la clémence », etc. < Contre Verrès, IV, § 86.
« Mais quelle absurdité à moi d’oser comparer les Scipion, les Pompée, de me comparer moi-même à Clodius ? Ces attentats étaient tolérables : Clodius est le seul dont la mort ne puisse être supportée. Le Sénat gémit ; les chevaliers se lamentent ; Rome entière est en pleurs ; les villes municipales se désolent ; les colonies sont au désespoir ; en un mot, les campagnes elles-mêmes déplorent la perte d’un citoyen si bienfaisant, si utile, si débonnaire. » Pour Milon, § 20. >
Éloge ironique
« Arrive donc, ô Luther ! le plus humain des mortels ; viens donc, honneur de la République chrétienne, exemple illustre de vertu, modèle achevé de modération ! Qui jamais a été, et a pu être plus pieux que toi, surtout quand, après avoir abandonné le monastère, tu as éloigné de la pratique d’une vie sévère une foule de fidèles, et que tu les as entraînés par tes discours et par ton exemple, aux plaisirs, aux ripailles, à la boisson et à la licence en toutes choses ? Y a-t-il eu un homme plus poli, plus convenable que toi, alors que tu accablais de tes médisances les personnes les plus respectables ? y en a-t-il eu de plus modeste, quand, en termes pompeux, tu te mettais au-dessus de tout le monde ? Ô saint homme ! ô pieux et pudique personnage ! ô le plus vénérable des prêtres ! oses-tu, de tous les mortels le plus scélérat, oses-tu te dire le vengeur du catholicisme, par tes infamies, tes débauches, ton audace, etc. ? N’as-tu pas honte », etc.
< Je ne peux pas passer sous silence l’admirable ironie dont Cicéron fait preuve contre Pison. Pison avait nié, afin de cacher sa paresse et sa honte de n’avoir pas obtenu comme les autres généraux l’honneur du triomphe, il avait nié, dis-je, avoir jamais désiré le triomphe, et il avait dit qu’il méprisait cet honneur. Reprenant cette parole, Cicéron le harcèle et le critique avec une ironie prolixe et brillante, que tu pourras imiter contre ceux qui méprisent la vie religieuse :
« Écoutons les spécieux philosophes de l’école d’Épicure ou de Luther, qui rejettent la vie religieuse. Ils disent que cette manière de vivre est vile, et qu’elle va contre la nature elle-même, parce qu’elle aliène l’homme qui par nature est libre et indépendant, en le vouant au pouvoir d’autrui, et, comme s’il était emprisonné à jamais, non seulement elle le prive de tout plaisir, mais elle l’accable d’un labeur qui l’engourdit et le brise par des veilles et des jeûnes, au point même d’obtenir qu’il s’impose de son propre gré les peines par lequelles elle le torture très cruellement. Oh quelle philosophie puissante et ingénieuse ! Comme je souffre, illustres Docteurs, que vous n’ayez pas exposé plus tôt une sagesse aussi subtile, avant qu’une foule d’hommes et de femmes de toutes conditions et de tous âges n’aient embrassé cette manière de vivre que vous méprisez tant. En effet, les grands docteurs de l’Église, Basile, Grégoire, Jérôme, Chrysostome et Augustin, ne sont plus en mesure de suivre vos conseils. Ils ont été dans l’erreur, ils n’ont pas goûté cette philosophie qui est la vôtre : en effet, ces hommes sans sagesse et dénués de toute réflexion ont suivi un mode de vie plus austère et même indigne d’un noble. Bruno, lumière de l’Académie parisienne, j’ai honte pour toi ; pourquoi donc, après la fin de tes études, as-tu quitté la splendeur de la ville la plus célèbre et as-tu cherché les terribles solitudes des rochers escarpés et inaccessibles ? Antoine, Benoît, Dominique, pourquoi n’avez-vous pas écouté ces hommes si savants, si doctes, avant de plonger dans pareille erreur ? Ô stupides Épiphane, Damascène, Hilarion, Célestin et Eucher ! Ô l’insensé François, ô Albert, Thomas, Bonaventure, qui sans réfléchir ont méprisé les blandices des voluptés et les douceurs pernicieuses d’une vie dissolue, pour courir s’enfermer dans des cloîtres religieux. Mais puisque nous ne pouvons pas changer le passé, pourquoi nos remarquables philosophes cessent-ils de donner ce genre de préceptes illustres à d’innombrables jeunes gens, qui projettent d’entrer dans ce genre de vie austère et brûlent du désir incroyable de passer sous le doux joug du Christ ? Eh bien, allez donc vers eux, méditez les paroles par lesquelles vous réprimerez et éteindrez leur désir ardent. Vous aurez du poids auprès des jeunes gens qui ne seront pas sur leurs gardes, vous qui êtes pleins de sagesse ; et auprès des ignares, vous qui êtes si expérimentés et aguerris : vous direz en effet, puisque vous êtes si habiles à persuader : “Eh quoi, vous l’élite de la jeunesse, pourquoi donc ce monstrueux genre de vie vous plaît-il autant ? Qu’a donc cet état de vie religieuse pour vous attirer ? Qu’a-t-il donc, cet habit grossier et négligé ? Quels charmes ont donc à vos yeux la solitude et le silence ? La chasteté du corps, les jeûnes fréquents ?” etc. Par ce discours, je ne doute pas que vous puissiez les rappeler au moment même où ils ont déjà posé le pied dans le monastère, et les ramener chez leurs parents. Ô témérité, incroyable folie ! L’empereur Lothaire, ayant abdiqué les insignes de la dignité suprême, se jeta dans cette “basse” condition, comme vous l’appelez, tirant gloire du mépris des honneurs, et trouvant son nom glorifié de s’être retiré dans l’obscurité. Carloman, fils de Charles Martel, Roi d’Austrasie, illustre pour ses glorieux exploits, emprunta la même voie. De même Veremundus, Roi de Castille, Ramirus d’Aragon, Sigibertus, Chenredus, Inas et Etelredus, tous rois d’Angleterre. C’est encore la même voie que prirent les très augustes Reines Théodora, Élizabeth, Radegonde, Bathilde et d’autres Princesses. Vous juges si clairvoyants, plus savants que les Lothaire, plus sages que les Pépin, plus nobles que les Carloman, dépassant pour les conseils, pour le savoir, pour l’esprit et la prudence les Augustin, les Grégoire, les Basile, tous les autres qui ont empli la terre des mérites de leurs vertus, de la gloire de leur science, vous, vous méprisez ce que ces héros de la religion chrétienne ont tenu en si haut prix. » >
La Licence est une figure dont se sert l’orateur quand il avoue qu’il parlera en toute liberté de choses graves et sérieuses. Ainsi :
« Croyez bien, Torquatus, que je ne répudierai jamais ce que j’ai fait pendant mon consulat. Je le dis, et je le dirai toujours, prêtez-moi votre attention, vous tous qui êtes ici présents ; élevez vos esprits, écoutez-moi, car je vais parler de choses odieuses », etc. < Pour Sylla, § 33.
« Car c’est vous, Pères conscrits (je le dis avec peine, mais il faut bien le dire), c’est vous-mêmes qui avez ôté la vie à Servius Sulpicius. » Neuvième Philippique, § 8.
« Enfin (qu’une fois de mon cœur s’échappe une parole libre et digne de moi), si le caprice des vétérans doit régler les sentiments du Sénat, si leur volonté doit dicter toutes nos paroles, tous nos actes, il nous faut souhaiter la mort. » Dixième Philippique, § 19. >
La Prétérition. L’emploi de cette figure est d’affecter de passer sous silence, ou d’ignorer, ou de ne pas vouloir dire certaines choses que nous disons cependant avec beaucoup d’empressement.
< « Mais je supprimerai ces infamies : il est des faits que la décence ne permet pas d’énoncer, et ce qui vous rend plus hardi, c’est que plusieurs de vos crimes sont de nature à ne pouvoir vous être reprochés par un ennemi qui respecte la pudeur. » Deuxième Philippique, § 47. >
« Je tairai les vices de son enfance, les débordements de sa jeunesse, je passerai sous silence tout ce qui me semblera honteux à dire et je considérerai moins ce qu’il mérite d’entendre, que ce que la décence me permet de dévoiler. » < Contre Verrès, I, § 32.
« Je ne dis rien de son faste et de son intempérance, rien de ses débauches et de ses infamies ; je me borne à parler des gains qu’il a faits. » Contre Verrès, III, § 106.
« Je ne parle pas de ses noces ignobles, je passe sur sa fille expulsée de son lit nuptial. » Pour Cluentius, § 188.
« Je passe sur les nombreux hauts faits de sa vieillesse, j’en retiens seulement un seul, célèbre et connu de tous. »
« Je pourrais dire beaucoup sur sa générosité, sur sa modération, sur toutes ses autres vertus ; mais la gloire de la République se présente à mes regards, et m’ordonne de laisser là ces faits moins importants. » Pour Sestius, § 7. >
L’Occupation. On se sert de cette figure quand on devance, on prévient les objections que les adversaires ou les auditeurs peuvent faire. On donne alors, sans y être invité, la raison de ce qui a été fait ou dit.
< « On me demandera pourquoi il a répondu alors qu’il n’était pas interrogé. Pourquoi donc ? N’aurait-il pas dû avouer par son silence que le crime était fictif ? »
« Mais alors pour quelle raison est-il resté chez lui à ce moment-là ? Il y est resté, parce qu’il savait que ce jour-là on lui tendait des pièges. »
« Mais il en est encore pour dire qu’il faut céder aux circonstances, et que parfois la vie doit être préférée à la vertu. Quel fou a jamais dit une chose pareille ? Quel homme assez dépourvu de bon sens oserait l’affirmer ? » >
« Je prévois ce qu’on pourra m’objecter ; il ne faut pas, dira-t-on, être trop sévère pour la jeunesse, on doit avoir de l’indulgence pour elle. Mais pousserons-nous cette indulgence au point de lui lâcher les rênes, et de permettre qu’elle se livre à tous les méfaits ? » etc.
< « Je vois ce que tu vas dire : c’est sous la contrainte, diras-tu, que j’ai commis ce crime : qui t’a contraint ? Qui a bien pu forcer ta volonté ? »
« Et tu oseras même prétendre que tu as fait preuve d’une grande générosité dans cette rencontre. Ô Dieu immortel ! Appelles-tu donc être généreux, que de dilapider en un seul jour dans les bouges et les tavernes un patrimoine accumulé sur de nombreuses années ? »
Mais écoutons Cicéron, rejetant par cette figure [exornatione], dès son exorde, ce que les juges auraient pu lui objecter : car c’est dans les exordes que cette figure est par excellence à sa place, et en particulier dans les procès, pour ôter les soupçons de l’esprit des Juges, qui pourraient nuire à l’accusé, de sorte que l’obstacle une fois levé, l’orateur puisse entrer plus librement dans sa défense [causa] :
« Juges, vous êtes étonnés sans doute que, dans un moment où les orateurs les plus éloquents et les plus nobles citoyens gardent le silence, je prenne la parole, moi, qui pour l’âge, le talent et l’autorité, ne pourrais nullement être comparé à ceux que vous voyez assis devant ce tribunal. » Ensuite, dans le reste de l’exorde, il donne la raison pour laquelle il a pris la parole.
C’est à peu près de la même manière qu’il commence son discours préalable contre Verrès, quand il annonce qu’il va donner le motif de sa conduite. Pourquoi, malgré et même contre son habitude, plus adaptée aux devoirs d’un digne personnage, s’est-il mis à être accusateur ? Voici ses mots :
« Juges, si par hasard quelqu’un de vous, ou de ceux qui m’écoutent, s’étonne qu’après la part que j’ai prise pendant tant d’années aux causes et aux jugements publics, toujours pour défendre, jamais pour attaquer, je change aujourd’hui de rôle et descends à celui d’accusateur, il approuvera ma conduite dès qu’il en connaîtra les motifs et conviendra en même temps que, pour plaider cette cause, on ne doit me préférer personne. » Ensuite il expose les raisons qui l’y ont poussé.
De la même manière, dans sa défense de Caelius < § 39 >, il écarte ce qu’on lui oppose :
« Mais, dira-t-on, est-ce donc là votre morale ? est-ce ainsi que vous formez la jeunesse ? le père a-t-il placé cet enfant auprès de vous, et vous l’a-t-il confié pour qu’il se livrât, dès l’âge le plus tendre, à l’amour et aux voluptés, pour que vous devinssiez vous-même l’apologiste d’une telle dépravation ? » Puis il se répond à lui-même, s’interrogeant longuement sur l’indulgence que l’on peut accorder aux jeunes gens.
Mais c’est avec bien plus d’éclat que, parlant contre Verrès, il use de cette figure d’occupation, en réfutant ce que pourrait lui répondre Hortensius, le défenseur de Verrès :
« Que faire ? de quel côté diriger mes efforts ? À toutes mes attaques on oppose, comme un mur d’airain, le titre de grand général. Je connais ce lieu commun ; je vois la carrière qui s’ouvre à l’éloquence d’Hortensius. Il vous peindra les périls de la guerre et les malheurs de la république ; il parlera de la disette des bons généraux ; puis, implorant votre clémence, que dis-je ? réclamant votre justice, il vous conjurera de ne pas souffrir qu’un tel général soit sacrifié à des Siciliens, et de ne pas vouloir que de si beaux lauriers soient flétris par des allégations d’avarice. » Contre Verrès, V, 2. >
La Prosopopée est une figure par laquelle nous prêtons la parole et le sentiment à des morts, à des êtres inanimés, imaginaires, ou à des absents < que nous mettons en scène comme s’ils étaient présents, de même que nous mettons en scène des défunts comme s’ils respiraient et parlaient >. Ainsi :
< « Eh bien ! prenons-le dans sa famille même, prenons surtout l’illustre Appius Cécus ; s’il pouvait sortir du tombeau, voici ce qu’il lui dirait sans doute : “Clodia, qu’avez-vous de commun avec ce jeune homme ?” » Pour Caelius, § 33-34.
« Qu’il revive un moment dans votre imagination, ce grand homme, puisqu’il ne peut revivre en réalité ; voyez-le des yeux de l’esprit, ne pouvant le voir des yeux du corps. Ne dira-t-il pas ces mots ? » Pour Balbus, § 47.
« S’il s’expliquait avec vous, si toutes ses voix pouvaient n’en former qu’une seule, il vous dirait : Laterensis, je n’ai point prétendu te préférer Plancius. » Pour Plancius, § 12.
« Si la république entière m’adressait la parole, “M. Tullius, pourrait-elle me dire, que fais-tu ? […] Tu lui ouvres les portes ?”, etc. » Première Catilinaire, § 27.
« Je crois l’entendre en ce moment t’adresser la parole. “Catilina”, semble-t-elle te dire, “Depuis quelques années il ne s’est pas commis un forfait dont tu ne sois l’auteur.” » Première Catilinaire, § 18. >
« Si ce Brutus revenait à la vie, et qu’il fût là, en votre présence, ne vous dirait-il pas : “J’ai chassé les rois, et vous introduisez des tyrans” ? », etc. < Première Philippique. >
Prosopopée de l’année qui vient de s’écouler
« Revenons sur le temps écoulé, et réveillons comme du tombeau où elle est ensevelie l’année dont nous venons de voir la fin. Ne nous adresserait-elle pas ces reproches, si elle pouvait parler ? Mortels insensés, imprudents, dirait-elle, rien n’est plus précieux que le temps ; est-ce ainsi que vous avez sottement dépensé celui qui vient de s’écouler ? est-ce ainsi que vous avez passé dans la paresse les heures, les jours et les mois ? Ô sottise incroyable ! Moi, l’année qui vient de finir, est-ce ainsi que vous m’avez passée avec une si coupable insouciance ? Je vous avais été accordée par un bienfait tout spécial de Dieu, pour vous préparer à une gloire immortelle avec mon secours, et comme récompense du travail imposé à cette vie mortelle : à quoi m’avez-vous employée ? ô honte ! le dirai-je ? je l’ose à peine, cependant, je dois le dire, vous m’avez employée à des bagatelles. Hélas ! vous avez passé tout le temps de ma durée dans l’oisiveté, et ces griefs sont encore les moindres que l’on ait à vous reprocher ; vous m’avez traînée dans la boue des plus honteuses passions ! »
La Réticence est à peu près la même figure que la Prétérition. On s’en sert quand, après avoir dit quelques mots, on interrompt le discours, et l’on n’achève pas ce qu’on avait commencé de dire. Ainsi : « Tu as osé dire cela, homme de tous les mortels… Je cherche de quel nom digne de tes mœurs je pourrais t’appeler ! »
< Relève de cette figure le fameux passage de Virgile sur Neptune :
Voilà que sans mon aveu, vous osez, vents,
mêler le ciel et la terre, soulever ces masses énormes ?
Je vous… Mais il convient d’abord de ramener au calme les flots ébranlés. >
L’Entretien [sermocinatio] ou dialogue est une conversation fictive, où la parole est donnée tantôt à une seule personne, tantôt à plusieurs qui conversent ensemble, comme dans l’exemple suivant :
« Un riche marchand, non moins recommandable par sa fortune que par son âge, avait une fille qu’il maria à un jeune homme de grande noblesse, et à qui il donna comme dot tout ce qu’il possédait. Il reconnut bientôt son erreur, en se voyant indignement méprisé par sa fille et par son gendre. Les choses en vinrent au point qu’ils ne daignaient pas même le regarder quand ils le rencontraient. Le pauvre vieillard ne perdit pas tout espoir d’améliorer son sort, et voici l’adroit projet qu’il conçut. Il alla trouver un de ses amis à qui il conta son malheur, et lui exposa ce qu’il avait imaginé. « Prêtez-moi », lui dit-il, « pour quelques jours une certaine somme d’argent. – Prenez », lui dit son ami, « ce que vous voudrez dans ce coffre-fort. » Notre homme prit une grosse somme, et retourna chez lui plein d’espoir. A peine était-il rentré dans sa chambre, qu’il entendit son gendre monter l’escalier ; immédiatement il fut se cacher dans le salon, répandit l’or sur la table, et compta à haute voix les pièces en les faisant sonner. À ce son, le gendre accourut, etc. « Je vous félicite, mon père », lui dit-il, « de ce qu’il vous reste encore une telle fortune pour faire du bien à vos enfants. – C’est une somme que j’ai reçue aujourd’hui d’un débiteur », répondit le vieillard, « et je n’oublierai pas d’en faire part à mes amis. » Le gendre alla immédiatement raconter à sa femme ce qu’il venait de voir, etc. « Que nous sommes insensés et crédules ! » dit le gendre, « notre petit vieux possède encore beaucoup d’argent. – Vraiment », lui répondit sa femme ; « a-t-il encore beaucoup d’argent ? arrangeons-nous de telle sorte qu’il nous revienne entièrement. » Et, sans attendre, elle court chez son père, prend son air le plus gracieux, le salue, et lui parle de la manière la plus douce. « Grâce à Dieu », lui répond son père, « je vais très bien, et je me réjouis de ce que tu viens fort à propos, car j’ai l’intention de faire mon testament, et de te déclarer mon héritière. – Tu me rends bien heureuse », lui répondit sa fille. « Mais pourquoi me le cachais-tu, mon père ? Ne suis-je pas ta fille qui t’aime plus que ses yeux ? – J’en suis convaincu », répondit le vieillard, « mais on ne peut pas divulguer tout, à tout propos. Fais venir de suite le notaire. » Ce dernier arrive, et rédige le testament. Dès lors, le vieux père est l’objet de tous les soins. Il meurt ; on lui fait de magnifiques funérailles ; on ouvre le testament : la ruse se déclare et nos fourbes n’ont plus qu’à la déplorer. »
La Subjection est une figure où l’orateur s’interroge et se répond ; ou bien, il interroge quelqu’un et, sans attendre sa réponse, il en donne une qu’il compose.
Ainsi : « Comment excuses-tu ton absence ? Diras-tu que tu étais empêché par la maladie ? Mais tu te portais parfaitement. Que tu étais retenu par des affaires ? Mais tu as passé toute la journée à jouer. »
< « Pourquoi Célius voulait-il empoisonner cette femme ? Pour ne pas lui rendre son or ? mais en avait-il emprunté ? Pour ne pas être accusé du meurtre de Dion ? lui avait-on reproché ce meurtre ? » Pour Caelius.
« Toi, tu as pu frapper ma maison d’une consécration religieuse ? Dans quel esprit ? celui que tu avais perdu. De quelle main ? celle dont tu l’avais démolie. Par quelle voix ? celle par laquelle tu avais donné l’ordre de l’incendier. Par quelle loi ? celle que tu n’avais même pas osé rédiger, » etc. Sur la réponse des haruspices.
« Ne sera-t-il pas appelé ennemi de la République celui qui a violé les lois ? tu les as détruites. Celui qui a méprisé l’autorité du Sénat ? tu l’as piétinée. Celui qui a fomenté des séditions ? tu les as allumées. »
« Qu’elle est grande, Dieu immortel, la vitesse de la pensée humaine, qu’ils sont rapides les mouvements de l’esprit ! Veux-tu qu’il s’empare des terres et des mers ? il s’en est déjà emparé. Ordonnes-tu qu’il s’envole dans le Ciel ? déjà il s’est envolé. Désires-tu le contenir ? tu ne le peux pas. Quels obstacles en effet lui opposeras-tu ? pose une énorme masse sur la terre, il y pénétrera. Oppose-lui l’océan, il le traversera. Oppose-lui l’univers même tout entier, en un instant il surmontera tous les obstacles. »
« Quoi de plus rare et de plus inhabituel qu’un enfant de douze ans connaissant toutes les fables de tous les poètes ? il les connaît avec précision. Qui connaît à fond l’art de la parole ? il le connaît à fond. Qui a appris les subtilités de la dialectique et les points les plus difficiles de la jurisprudence ? il les a apprises à la perfection. Quoi de plus incroyable, qu’un jeune adolescent de cet âge ait étudié soigneusement et connaisse la langue latine, grecque, et hébraïque ? il les connaît. Quoi enfin de plus admirable que, à cet âge où les autres savent à peine parler convenablement, il dispute des secrets de la philosophie et des mystères de la théologie, publiquement, brillamment, avec pour répondants une foule composée des plus savants ? qu’il pare en se jouant les attaques de ces adversaires ? qu’il remporte la victoire ? Il a disputé, il a paré, il a gagné. » >
La Suspension [sustentatio] est la figure où nous tenons quelque temps en suspens l’esprit des auditeurs jusqu’à ce que nous exposions enfin ce que nous avions gardé en nous-mêmes, sans le révéler. On emploie cette figure quand on a à dire quelque chose d’extraordinaire, d’étonnant, d’inattendu, à moins qu’on ne veuille plaisanter ou provoquer le rire, < comme le fait Martial dans cette épigramme :
Tu dînes trop souvent sans moi, Lupercus.
J’ai trouvé le moyen de t’en punir.
Je boude. Tu auras beau m’inviter de vive voix ou par écrit, me supplier…
– Que feras-tu ? – Ce que je ferai ? Je viendrai !
Cicéron, Contre Verrès, V, § 10 : « On instruit le procès ; les esclaves sont condamnés. Ici, vous attendez quelque vol, quelque nouvelle rapine. Et quoi ! partout les mêmes répétitions ? Dans un moment de guerre et d’alarme, songe-t-on à voler ? D’ailleurs, si l’occasion s’en est présentée, Verrès n’en a pas profité. Il pouvait tirer quelque argent de Léonidas, lorsqu’il l’avait assigné devant son tribunal. Il pouvait, et ce n’eût pas été la première fois, composer avec lui pour le dispenser de comparaître. Il pouvait encore se faire payer pour absoudre les esclaves ; mais les voilà condamnés : quel moyen de rien extorquer ? Il faut de toute nécessité qu’ils soient exécutés : les assesseurs de Verrès connaissent l’arrêt ; il est consigné dans les registres publics ; toute la ville en est instruite ; un corps nombreux et respectable de citoyens romains en est témoin. Il n’est plus possible de reculer, il faut qu’ils soient conduits au supplice. On les y conduit ; on les attache au poteau. Il me semble qu’à présent encore vous attendez le dénouement de cette scène. Il est vrai que Verrès ne fit jamais rien sans intérêt. Mais ici qu’a-t-il pu faire ? quel moyen s’offre à la cupidité ? Eh bien ! imaginez la plus révoltante infamie : ce que je vais dire surpassera votre attente. » Alors ce que Cicéron ajoute pour finir, c’est la corruption de Verrès : contre paiement, celui-ci ordonna que les coupables soient acquittés. >
Ainsi : « Apprenez combien autrefois non seulement les rois mais encore les tyrans faisaient cas des savants et de quels honneurs ils les comblaient. Denys le Tyran fit venir Platon à Syracuse et le reçut, vous allez me demander avec quelle pompe, quelles cérémonies ; peut-être vous attendez-vous à ce qu’on ait passé le cylindre sur les routes pour les égaliser comme on le fit pour Caligula ? vous n’y êtes pas ; à ce qu’on ait étendu sur son passage des tapis tissés d’or comme pour Commode ? nullement ; à ce qu’on ait jonché de fleurs les voies où il devait passer ? encore moins. Qu’a-t-on donc fait ? apprenez-le. Denys lui-même, servant de cocher, a conduit dans Syracuse Platon dans un char tout brillant d’or. »
< « Il y a peu, comme une femme voulait frapper sa petite servante, et qu’elle ne pouvait le faire aisément parce qu’elle avait les mains prises (dans l’une elle tenait un miroir, et dans l’autre un collier de pierres précieuses et des bracelets en or) : que crois-tu qu’elle ait fait ? Ce miroir, dira-t-on, elle l’a peut-être brisé sur sa tête ? Nullement ; car il était trop précieux pour être brisé pour un motif de si peu d’importance. Eh quoi ? est-ce qu’elle lui a donné un coup de pied ou de genou ? Manières bonnes pour une femme du peuple. L’a-t-elle accablée d’injures ? Cela est tout aussi vulgaire. Qu’a-t-elle donc pu bien faire ? Il semble qu’il n’y ait pas d’autres manières que celles-là de contenter sa colère ni de venger sa douleur. En vérité il y en a une autre, quoiqu’étrange et nouvelle. À savoir, régler l’affaire avec ses dents. Que dis-tu, avec ses dents ? mais comment ? La jeune fille se tenait dans son dos pour lui peigner les cheveux ; sa maîtresse la fait venir devant elle ; elle obéit ; et voilà que cette inhumaine se rue sur son visage, et vise son nez ; la servante se détourne à temps, en place du nez c’est l’oreille qui est touchée, et la morsure de la furie l’arrache presque tout entière. Quelle ignominie sans exemple ! >
La Transition n’est pas tant une figure qu’un ensemble [nexus] de figures dont les membres liés les uns aux autres forment comme un seul corps. On appelle cette figure Transition parce qu’on passe d’une partie du discours à une autre partie. On apprend l’art des transitions beaucoup plus par la lecture et la pratique que par les préceptes. Je préviens seulement qu’il n’est rien où le talent et l’habileté de l’orateur brille d’un plus vif éclat que dans les transitions. Les meilleures sont celles qui relient les parties d’un discours si finement qu’on n’aperçoit pas les jointures. Voici quelques formules dont on se sert habituellement :
« Nous allons maintenant examiner ce point. »
« Ajoutez à » ; « s’ajoute à », « à cela s’ajoute le fait que », etc.
« À ce que nous venons de dire se rattache ce fait » ; < « ceci est voisin de », « ceci est proche de cela », etc.
« C’est le moment de dire ce qui s’est passé chez lui », etc. >
« Et que dirai-je maintenant ? » etc. « Allons, expliquons-nous < maintenant », etc. « Que dire du fait qu’il attaque même les siens ? »
« Je ne dis plus rien de ce crime. Je passe sur ses turpitudes domestiques. À quoi bon les rappeler ? »
« Mais tout cela doit être pardonné ; cependant qui le souffrirait ? » >
« Vous avez entendu de graves accusations, mais vous allez en entendre de plus graves encore », etc.
< « J’ai parlé de ses affaires privées, voyons à présent les publiques. »
« Voici les péchés du jeune homme, vous entendrez maintenant les vertus du vieillard. »
« Mais je m’attarde, et j’oublie l’essentiel ; hâtons-nous d’en venir au point principal de mon discours. »
« Je t’ai dit les bienfaits qu’il a reçus de moi : apprends maintenant la reconnaissance qu’il m’a témoignée en retour. »
« Mais tout cela est ancien ; voici quelque chose de plus nouveau. »
« Cependant de peur que, parmi tant de belles actions d’Antoine, je ne passe sous silence, dans ce discours, la plus glorieuse de toutes, venons à la fête des Lupercales. Il ne dissimule plus, Pères conscrits, son trouble est manifeste ; il sue, il pâlit. »
« Mais vous avez vu l’arrogance de cet homme, voyez maintenant son insolence. »
« Mais vous avez osé dire encore (car que n’osez-vous pas ?) ? »
« Son tribunat m’appelle lui-même depuis longtemps et, dans une certaine mesure, doit absorber tout mon discours : hâtons-nous donc de l’examiner avec une attention soutenue. »
« C’est trop parler de bagatelles ; venons-en aux choses sérieuses. » >