DECORUM / CONVENANCE
Variété, Convenance.
A la suite de nos observations sur les différents styles et leurs qualités, ajoutons, comme nous l’avons annoncé plus haut, que ce n’est pas assez de les connaître, et qu’il faut savoir les varier, les fondre ensemble, les tempérer l’un par l’autre, éviter enfin la monotonie. Les beaux vers! disait [p. 207] Fontenelle, O les beaux vers! je ne sais pourquoi je bâille. Il lisait un poëme sans variété.
Sans cesse, en écrivant, variez vos discours:
Un style trop égal et toujours uniforme
En vain brille à nos yeux, il faut qu’il nous endorme.
Boileau.
Une longue uniformité, dit Montesquieu, rend tout insupportable: le même ordre de périodes longtemps continué accable dans une harangue; les mêmes nombres et les mêmes chutes mettent de l’ennui dans un long poëme. S’il est vrai que l’on ait fait cette fameuse allée de Moscow à Pétersbourg, le voyageur doit périr d’ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée; et celui qui aura voyagé longtemps dans les Alpes en descendra dégoûté des situations les plus heureuses et des points de vue les plus charmants.
Non-seulement les sujets sont de nature diverse; mais, entre les parties d’un même sujet, il y a des différences qui exigent de la variété dans le style.
Cicéron (Orat., c. 21) a distingué ainsi les attributs des trois genres: Quot officia oratoris, tot sunt genera dicendi: subtile, in probando; modicum, in delectando; vehemens, in flectendo. Voulez-vous instruire, éclairer, persuader par la raison? appliquez-vous à donner à votre éloquence un caractère délié, un langage fin et subtil. Voulez-vous délasser l’attention, et un moment vous occuper à plaire? employez-y la séduction d’un style tempéré, légèrement semé de fleurs. Voulez-vous toucher, émouvoir, [p. 208] étonner, troubler, entraîner vos auditeurs? employez-y la véhémence. Et en effet, chacun de ces trois caractères convient plus ou moins au sujet, au lieu, aux personnes, au naturel de l’orateur: l’erreur, nous le répétons, est de vouloir leur marquer des limites toujours fixes et déterminées. Telle fable de La Fontaine, telle page de Cicéron, de Bossuet ou de Racine, nous les présente tous les trois. Les sujets les plus favorables à l’éloquence sont ceux qui donnent lieu à cette variété harmonieuse et ravissante, et les ouvrages où elle règne sont du petit nombre de ceux dont on ne se lasse jamais (Marmontel).
Mais par quel moyen peut-on espérer de répandre toujours de la variété dans le style, et d’en bannir l’uniformité? Par la convenance, qualité qui renferme toutes les autres. Zénon voulait que chaque mot portât le caractère de la chose qu’il exprime. En effet, il y a pour chaque idée une expression, un tour unique. Chez les auteurs médiocres, l’expression est presque toujours à côté de l’idée; mais la propriété est le caractère distinctif des grands écrivains; et un poète a dit avec raison:
Des couleurs du sujet je teindrai mon langage.
Comme le genre d’exécution que doit employer un artiste dépend de l’objet qu’il traite; comme le genre de Poussin n’est pas celui de Teniers, ni [p. 209] l’architecture d’un temple celle d’une maison commune, aussi chaque genre d’écrire a son style propre en prose et en vers. On sait assez que le style de l’histoire n’est pas celui d’une oraison funèbre, que la comédie ne doit point se servir des tours hardis de l’ode, des expressions pathétiques de la tragédie, ni des métaphores et des comparaisons de l’épopée. Tout écrit, de quelque nature qu’il soit, exige les qualités que nous avons nommées générales; les différences consistent dans les formes du style. Ainsi un personnage de comédie n’aura ni idées sublimes ni idées philosophiques; un berger n’aura d’un conquérant; une épître didactique ne respirer point la passion, et dans aucun de ces écrits on n’emploiera ni métaphores hardies, ni exclamations véhémentes.
Entre le simple et le sublime, il y a plusieurs nuances; c’est dans l’art de les assortir que consiste la perfection de l’éloquence et de la poésie. C’est par cet art que Virgile s’est élevé quelquefois dans l’églogue. Ce vers,
« Ut vidi, ut perii, ut me malus abstulit error! »
serait aussi bien dans la bouche de Didon que dans celle d’un berger parce qu’il est naturel, vrai, élégant, et que le sentiment qu’il renferme convient à tous les rangs; mais ce vers,
« Castaneaeque nuces, mea quas Amaryllis amabat, »
ne conviendrait pas à un personnage héroïque, parce qu’il a pour objet une chose trop petite pour [p. 210] un héros. Nous n’entendons point par petit ce qui est bas et grossier; car le bas et le grossier n’est point un genre, c’est un défaut. Ces deux exemples font voir évidemment dans quel cas on doit se permettre le mélange des styles, et quand on doit se le défendre (Voltaire).