ETHOPOEIA / ÉTHOPÉE
QUATRIÈME EXERCICE PRÉPARATOIRE
De l’éthopée
Ce n’est pas un mince travail, et une petite difficulté pour l’éloquence que d’imiter, et de peindre, dans un langage bien approprié, les mœurs et les sentiments humains ; de trouver ce qui peut le mieux émouvoir les esprits. Or la peinture d’un personnage connu s’appelle < proprement > Éthopée. Ainsi Ovide donne des modèles d’éthopée quand il représente Niobé déplorant la mort de ses enfants, et ses malheurs < dans ses Métamorphoses, VI, § 7 de l’édition toute récente et expurgée > ; Hercule dévoré par le feu sur le mont Oeta < dépeint par le même Ovide, Métamorphoses, IX, § 6 > ; ou bien Hécube < XIII, § 14 >, Andromaque après la mort d’Hector ; Médée abandonnée par Jason, et se préparant à tuer ses enfants < telle que la dépeint Sénèque > ; Cornélie, femme de Pompée, apprenant qu’il a été vaincu par César, ou Cléopâtre au tombeau d’Antoine. Dans tous ces sujets, dit Aphthonius, il faut observer trois époques, présent, passé, futur, qui doivent constituer l’éthopée, et il donne Niobé comme exemple. Pour le présent, elle se voit privée de ses nombreux enfants. Pour le passé, elle avait par son mari la qualité de reine ; par ses enfants, les joies d’une famille florissante, elle était heureuse, et presque digne d’envie de la part des dieux mêmes. Pour le futur, que lui reste-t-il ? si ce n’est d’être percée des traits de Diane, et de mourir misérablement, accablée de douleur. Quelquefois on commencera par le passé, d’autres fois par le futur, et l’on finira par le présent. De temps à autre, on entremêlera ces temps, comme on le verra par l’exemple suivant.
< Médée méditant le meurtre des enfants qu’elle a eus de Jason
Dieux protecteurs des terres et vous, surtout, garants et gardiens du lit conjugal, au nom desquels Jason m’a jadis juré fidélité ; c’est vous, oui, que je prends à témoins, c’est à vous que j’en appelle. Assistez-moi, de grâce, et montrez-moi les représailles à exercer contre un parjure et un impie. Que me plairait-il donc de lui infliger ? Car c’est un acte mémorable que je projette : un crime. Par le crime, j’ai scellé mon alliance avec lui, par le crime il faut la briser. Mais comment ? Épée, poison, coups ; voilà qui est commun et vulgaire. Non, qu’il reste seulement en vie, une vie d’affligé, d’exilé, de miséreux, d’homme honni des dieux d’en haut et des humains, qu’il soit pour lui-même son propre supplice, son propre bourreau ; il n’en trouvera pas de plus cruel. Qu’il aie de plus sous les yeux des enfants à son image, misérables et criminels, et aussi à l’image de Médée. Mais que dis-je ? Il lui resterait des enfants, et bien vivants ? Non, qu’il les perde. Je sais bien de quel amour immense il les entoure. C’est bien, j’ai de quoi sévir : je viens de concevoir une vengeance digne de nous. Le massacre des enfants sous les yeux de leur père : voilà la victime qui plaît à notre fureur, voilà qui lui suffit. C’est à peu près ainsi que Sénèque le tragique fait parler Médée ; nous avons seulement supprimé la métrique. >
La bienheureuse vierge Marie cherche l’enfant Jésus perdu à Jérusalem
L’enfant n’est nulle part, et je ne puis savoir ce qu’il est devenu. Où le chercher ? Où diriger mes pas ? Qui interrogerai-je ? Je ne le sais ; je n’ai qu’un espoir, c’est que je ne puis ignorer longtemps le lieu où il est. (Vous voyez que tout ceci se rapporte au présent. Ce qui va suivre se rapportera au passé.) Ô funestes conseils de nos parents qui nous ont forcés de hâter notre retour ! Que je suis malheureuse d’avoir pris le devant, et de ne pas avoir gardé mon fils avec moi ! Comment ai-je pu me priver du plus tendre des fils ! etc. (On terminera par le futur.) Mais toi, fils < si > chéri, pourquoi te cacher et nous donner une telle inquiétude ? Ne vois-tu pas notre douleur ? Allons, je t’en prie, < très > cher époux, retournons à Jérusalem, < interrogeons nos parents, > entrons dans le temple ; c’est là, si je ne me trompe, que Jésus est resté pour de graves motifs.
< Une mère déplorant la mort d’un fils tué à la guerre
Ô sort misérable, cause de mon deuil, ô espoirs trompeurs, ô soins prodigués en vain ! T’ai-je donc engendré, mon fils, pour si tôt te perdre ? T’ai-je nourri tant d’années, pour te pleurer, enlevé par une mort funeste ? Quand je te voyais, prospère et florissant, quand je t’élevais, toi, l’espoir de notre famille, je m’imaginais évidemment que de ce bien je jouirais, nous jouirions longtemps, et je me suis trompée : la sombre mort s’est odieusement joué de ma crédulité. Que me reste-il, mon fils, si ce n’est de mourir avec toi ? Par ta mort, tu as ôté la vie à celle qui te l’a donnée, et de fait, toi éteint, je ne puis te survivre longtemps. Une seule chose, tant que je vivrai, me soutiendra : le souvenir et le regret que je garderai de toi. Douces larmes, agréables sanglots, que ceux par lesquels je regretterai ton absence ! Nuits bien employées, que celles qui s’écouleront en soupirs, qui me présenteront ton visage dans le sommeil, à supposer que je puisse encore dormir ! Ô guerre maudite par les mères, monstre cruel, fléau des familles et des cités ! Qui a pu inventer chose si hideuse, si barbare ? Qui peut l’aimer ? Mères, abhorrez les guerres : éloignez vos fils de la vue même des armes, cachez-les à la maison, élevez des pleutres, pourvu que vous les gardiez sains et saufs. Est-ce donc pour les voir jouir d’une vaine gloire que nous devrions, nous, pleurer pour l’éternité ? Fallait-il donc, mon fils, qu’un courage si funeste te jette au plus fort de la mêlée ?, etc. Combien de fois l’ai-je exhorté à fuir la guerre ? Combien de fois lui ai-je dit de se tenir un peu plus sur ses gardes lors d’un combat sans merci ? Combien de fois la seule mention de la guerre et de la mort, hélas ! réservée à mon fils, m’a fait frémir et presque mourir ! Je tremblais, non sans raison, et j’augurais de ce qui allait se produire, etc.
Dioclétien résolu à détruire le nom chrétien
Imitation de Sénèque, Hercule furieux, acte I, scène 1
Moi, le maître et le vainqueur des deux Empires du monde – car ce titre, je l’ai jusque là revendiqué à bon droit – je suis vaincu par des chrétiens ! Et non seulement moi, mais les dieux eux-mêmes ; tout ce que Rome, tout ce que l’univers a vénéré jusque là. Désertés, les temples à l’abandon ; négligés, les cultes des plus antiques sanctuaires : c’est un culte nouvellement introduit qui règne désormais.
Et ce ne sont point seulement des femmes sans défense, ou des enfants, qui professent ces principes inconnus, et honorent un dieu récent, mais jusqu’aux flambeaux mêmes de la nation et de l’armée ; Rome elle-même, oui, Rome même est chrétienne ! Et j’assisterais à ce spectacle, je le tolérerais ? Le tolérer ? Que n’ai-je jusque-là tenté, que n’ai-je essayé, pour extirper ces cultes étrangers ? Combien de fois ma piété m’a-t-elle contraint de sévir même contre les miens et a-t-elle fait de moi presque un impie, presque un parricide ? Mais ce sont là des malheurs privés, et personnels ; j’aurais pu en tant que tels les supporter d’un cœur léger, mieux, même, en tirer profit, si du moins c’était le prix à payer pour rendre inviolables les rites de nos pères. Et pourtant non ! tout cela ne disparaîtra pas ainsi ; nous ne sommes pas encore brisés, ni vaincus ! C’est maintenant, oui, maintenant, qu’il faut en venir aux toutes dernières extrémités : à une guerre acharnée, cruelle, meurtrière contre les ennemis des divinités. Une guerre ? Pauvre fou ! pourquoi parler de guerre, pourquoi y songer ? Tout ce qu’une juste fureur a pu envisager contre les chrétiens, ne l’ont-ils pas vaincu, et maîtrisé ? Tout ce que nous avons pu ou imaginer, ou leur infliger d’effroyable, d’abominable, d’atroce, ils l’ont supporté, et ils l’ont supporté dans la joie, oui, et dans l’allégresse : ils grandissent de leurs propres malheurs et de leurs propres tortures, et jouissent de notre souffrance ; c’est à leur gloire et à celle du Christ qu’ils font tourner nos haines et nos supplices ; en décrétant contre eux des sévices exagérés, en leur imposant des horreurs, eux ont presque prouvé que le Christ est Dieu. Déjà viennent à me manquer les instruments de torture eux-mêmes, et c’est une moindre peine pour eux de se faire torturer que pour moi de les faire torturer : ils courent avec joie au devant des supplices, et ne craignent point de mourir. Mais persévère pourtant, Dioclétien, oui, persévère, et cette maudite engeance, de toutes tes forces, écrase-la ; affronte-les avec de nouvelles armes ; à coups de présents, de plaisirs, de récompenses, assiège ceux dont tu ne peux triompher par la roue, le chevalet, le feu, le fer. Oppose les chrétiens eux-mêmes aux chrétiens, les parents aux enfants, les enfants aux parents, qu’ils se fassent la guerre à eux-mêmes. Tu demandes quels adversaires sont à leur taille ? Il n’y en a aucun, si ce n’est eux-mêmes.
C’est maintenant que je vais leur faire voir Dioclétien ; jusque-là, nous n’avons fait que préluder au combat, c’est maintenant, oui, maintenant, qu’il faut descendre dans l’arène. J’ai trouvé le moyen de les vaincre eux-mêmes, et les perdre ; je les perdrai à coup sûr, ou je me perdrai.
Rome après la défaite d’Antoine et de Cléopâtre par Auguste
C’est maintenant, oui, maintenant, qu’il faut donner libre cours à sa joie, maintenant qu’il faut rendre grâces aux dieux d’en haut dans tous leurs sanctuaires, c’est maintenant le moment de s’adonner aux chœurs. (Temps présent.) Il eût été sacrilège, auparavant, de faire bonne chère, et de festoyer, tant qu’une reine démente projetait de renverser le Capitole, et de détruire l’Empire romain, une reine assez folle et comme ivre d’avoir remporté quelques succès pour ne plus s’interdire aucun espoir. (Temps passé.) La perte de sa flotte, le massacre de son armée, la honteuse fuite d’Antoine ont arrêté sa folie. Tout comme le faucon pourchasse la craintive volée de colombes, ou le chasseur les lièvres, César a traqué les Égyptiens sans défense. Seule a manqué à son triomphe une Cléopâtre enchaînée au char du triomphateur. Mais elle a frustré le vainqueur de cette gloire et, se souvenant de sa condition royale, pour s’éviter cette ignominie, elle s’est donné la mort en se faisant piquer le corps par des serpents. Désormais, il est permis d’oublier la peur et de féliciter César et ses soldats si héroïques. (Temps futur.) L’Égypte soumise, quelle nation ne pliera face aux armées romaines ?
Dans cette éthopée on reconnaît, je crois, l’ode I, 37 d’Horace, Maintenant il faut boire… C’est ce poète qu’il te faudra imiter en premier, sur quelque sujet que ce soit. Pour les prières et les vœux que l’on fait à un ami qui nous quitte, c’est-à-dire ce genre de discours qu’on appelle Propemptique : ode I, 3, Veuille la déesse souveraine de Chypre, etc. ; ode III, 27, Que les impies aient pour les conduire… ; épode 2, Tu iras, ami, sur nos liburnes… Pour les remerciements que l’on veut adresser aux Dieux, ou les suppliques : ode IV, 13, Les dieux, ô Lycé, ont entendu mes imprécations, etc. ; ode III, 18, Faunus, amoureux des Nymphes… ; ode I, 35, Ô déesse qui gouverne… ; ode III, 11, Mercure, car tu es… ; chant séculaire, Phébus, et toi, reine des forêts…
Veut-on par une imprécation prier pour qu’il arrive du mal à quelqu’un ? vouer aux Furies un scélérat ? attaquer violemment par une invective un ennemi ? On a pour cela : ode II, 13, Celui-là, un jour néfaste… ; épode 3, Si jamais quelqu’un a d’une main impie… ; épode 4, Entre les loups et les agneaux ; épode 5, Mais au nom de toutes les puissances divines… ; épode 6, Pourquoi harcèles-tu d’inoffensifs… ; épode 7, Où vous ruez-vous dans votre impiété ?… ; épode 10, Sous de funestes auspices… ; épode 17, Pourquoi dans des oreilles verrouillées… ; épode 16, Voici qu’une seconde génération s’use.
Pour exprimer la joie et les félicitations serviront l’ode I, 36, Il m’est doux par l’encens et la lyre… ; l’ode II, 7, Ô toi qui souvent avec moi, etc. ; l’ode III, 21, Ô toi qui naquis avec moi… ; l’ode III, 28, Ce jour où l’on fête, etc. ; l’épode 9, Quand donc boirai-je… ; l’épode 13, La saison rude, etc.
Pour la consolation : l’ode II, 9, On ne voit point les pluies couler toujours… ; l’ode II, 17, Pourquoi par tes plaintes, etc.
Et puisque nous sommes sur Horace : quelle abondance de sujets et d’ornements ce poète de génie nous donnera, si nous voulons faire un éloge, une exhortation, donner un avertissement, une leçon morale ! Relèvent de l’éloge l’ode I, 6, À Varius de célébrer. Et dans le même livre I les odes 7, 10 et 12. (Je suis la numérotation de l’édition toute récente, éclairée par un bref commentaire et expurgée.) Dans le livre II : odes 6, 19, 20. Dans le livre III : odes 4, 5, 13, 14, 25, 30. Dans le livre IV : odes 2, 3, 4, 9, 15. Épode 2. Pour l’exhortation, montrent le chemin de façon lumineuse les odes I, 4, 9, 11 ; II, 1, 2, 3, 10, 12, 14, 16 ; III, 29 ; IV, 5.
On découvrira aussi chez Martial diverses espèces de discours, et de très beaux croquis. Se reporter au premier index de l’édition expurgée, publiée en 1703 et 1704. Dans cet index sont relevées toutes les épigrammes qui regardent l’éloge ; toutes celles qui concernent la vitupération et l’attaque violente ; d’autres encore qui donnent une leçon morale, excusent, avertissent, dédicacent, se plaignent, souhaitent, présentent une requête, etc.
On retrouvera les mêmes espèces de discours dans ce livre remarquable dont le titre est Discours tirés de l’histoire grecque et romaine. Le Père Giovanni Battista Ganducci, jésuite, a rassemblé des Descriptions oratoires tirées des meilleurs auteurs, Parme, 1661.
Pour revenir à l’éthopée après ce petit ex-cursus, on la trouvera sous ses couleurs authentiques dans la plupart des tragédies de Sénèque. Par exemple ce personnage de Thyeste, et ses paroles : comme c’est splendidement tragique ! « Me voici, ombre envoyée sur terre des abîmes profonds du Tartare », etc. acte I, scène 1. Je noterai ceci en passant : s’il n’y a pas fiction des paroles d’un personnage – une fiction qui révèle un affect assez violent –, mais si, par exemple, on décrit un adolescent paresseux, un marchand avare, etc., ce n’est pas là une éthopée proprement dite, au sens d’Aphthonius, mais une figure de rhétorique, à savoir une description ou si l’on préfère une hypotypose, dont nous avons parlé en son lieu. Si le personnage dont on feint les mœurs et les affects est mort, cela s’appelle proprement idolopée ; mot que je traduirais en latin par « fiction d’un spectre », comme le dit Priscien. Cicéron en fournira un exemple illustre dans le Pour Caelius, là où il fait parler Appius l’aveugle, mort depuis longtemps, aux § 33 et 34. Tite-Live, au livre VI : « Si le roi Hiéron sortait des enfers, lui, le partisan le plus fidèle de l’Empire romain », etc. Virgile au livre II, où Hector meurtri de mille coups s’adresse à Énée ; Polydore adjure le même Énée de l’épargner au livre III de l’Énéide. >
Si l’on prête le sentiment, la parole et l’action à des êtres inanimés, on fait ce qu’on appelle une Prosopopée < c’est-à-dire, une Fiction de personnage >. C’est ainsi que Cicéron donne la parole à la patrie pour accuser Catilina, et qu’Ovide, dans le second livre de ses Métamorphoses,< § 7 > représente la Terre se plaignant à Jupiter.