Joseph de Jouvancy, 1710 : Candidatus rhetoricae

Définition publiée par Mattana-Basset
Définition publiée par RARE, le 08 juin 2020

CHAPITRE 1

DE LA NARRATION EN GÉNÉRAL

 

Quelles sont en général les qualités que doit avoir la narration vraieimaginaire ou fabuleuse ? R. Il y en a quatre : la brièveté, la clarté, la vraisemblance et le charme.

Comment une narration sera-t-elle brève ? R. En n’y mettant rien de superflu. 

Citez un exemple.

Voici : « un jeune homme ayant décroché une épée suspendue dans un coin de la maison la tira de sa gaine, poursuivit un ennemi, l’en perça et le tua. » Cette narration peu sérieuse est beaucoup trop longue ; elle serait bien meilleure en disant brièvement : le jeune homme ayant saisi son épée en perça mortellement son ennemi qui fuyait.

Comment donne-t-on de la clarté à une narration ? R. En se servant d’expressions usitées et appropriées au sujet ; en étant sobre de mots et de personnages ; en coupant les longues phrases, en supprimant les pensées subtiles et toute ambiguïté.

Donnez un exemple de cette ambiguïté.

R.Voici : « comme il était établi qu’avait tué en plein sommeil dans sa propre demeure le beau-père le beau-fils, il fut déféré au juge. » Quoi de plus obscur ? Car lequel des deux, je vous le demande, a assassiné ? Et lequel des deux a été assassiné ? Et de quelle demeure s’agit-il ? De celle du beau-fils, ou de celle du beau-père ? Devinez. >

Comment donne-t-on de la vraisemblance à la narration ? R. < On la rendra probable, ou crédible et vraisemblable > en ne disant rien d’inconvenant, rien qui ne soit approprié aux personnes et aux choses, rien qui ne soit en rapport avec le lieu où le fait s’est accompli et l’époque où il a eu lieu. 

Produisez un exemple. 

Voici : si l’on disait qu’on a vu un peintre aveugle faisant de très jolis tableaux, on ferait une narration manquant de vraisemblance, car la chose est impossible.

Comment donne-t-on du charme à la narration ? En se servant d’abord d’expressions élégantes, bien choisies et harmonieuses, en parfait accord avec le sujet ; en second lieu si dans le cours même de la narration sont suscitées des attentes ; si des émotions [motus animis] y sont mêlées, comme la joie, la crainte, la colère, etc. ; en introduisant des dialogues ; en finissant par un dénouement inattendu, étonnant : rien n’est plus propre à intéresser le lecteur ou l’auditeur.

< Donnez un exemple qui rende la chose claire. R. > Voulez-vous raconter la mort de Cicéron ? Si vous dites que Popilius s’approchant de la litière de Cicéron ordonne aux porteurs de l’arrêter, en fait sortir Cicéron et lui tranche la tête, votre narration ainsi conçue n’a aucun agrément ; vous lui en donnerez en l’animant [si motus inseres], et en introduisant un dialogue de cette manière : Dès que Popilius aperçoit la litière de Cicéron, il se hâte d’aller à sa rencontre, accompagné de nombreux soldats armés ; alors, poussant des cris, et tendant les mains en avant : « Porteurs, s’écrie-t-il, arrêtez-vous ». Les serviteurs épouvantés s’arrêtent ; les soldats entourent la litière. « Où est votre maître ? où est Cicéron ? » demande alors Popilius d’une voix menaçante. Cicéron, s’entendant appeler et sachant que c’était lui seul qu’on cherchait, met la tête hors de la portière, et regardant Popilius d’un air irrité : « Te voilà, bourreau, dit-il, tranche cette tête et porte-la à Antoine ». Popilius sans tarder tranche la tête avec le glaive qu’il tenait à la main. Cette narration n’est-elle pas plus intéressante que la première ?

Quels sont les ornements ou les agréments d’une narration ?

< Ceux sans lesquels une narration est nue, simple et sans apprêts.

Combien y a-t-il de genres d’ornements ? >

Il y en a deux, qui consistent dans les mots et dans les pensées.

< Quels sont donc les ornements qui consistent dans les mots ? 

Ceux-ci entre autres : >

En ce qui concerne les mots, il faut que ces locutions : il ditdit-il, et d’autres semblables, s’enchaînent convenablement dans la phrase, qu’elles ne soient ni au commencement ni à la fin < mais après un ou deux mots >. Ainsi, supposons qu’une mère gourmande son fils revenant du cabaret : « Penses-tu, lui dit-elle, qu’une mère puisse supporter plus longtemps un tel déshonneur ? – Quel mal ai-je commis ? répond le jeune homme. – L’impudent, dit la mère, le pendard, il demande quel mal il a fait ?» Alors, le fils exaspéré : « Me prends-tu donc, dit-il, ô ma mère, pour un serviteur ? – Non, répond la mère, je ne te prends pas pour un serviteur, mais pour le plus scélérat des esclaves. – C’est donc ainsi que tu aimes ton fils ? dit ce dernier. – Et c’est ainsi que tu m’aimes ? » répond la mère. Vous avez dans cet exemple toutes les particules à employer dans une narration. Il faut cependant remarquer que les mots dit-il, < il dit, > sont la plupart du temps précédés de participes. < Ainsi : « Le général, de dessus son char, tournant ses yeux et ses mains vers les troupes qui l’environnaient : “À moi, dit-il, soldats ! Reprenez courage, la victoire est à nous !” »

« Alors qu’Alexandre se tenait fièrement en selle, chevauchant donc devant les premiers rangs et tendant les bras vers les bataillons compacts : “Il faut attaquer, dit-il, frères d’armes” ! » >

Il est élégant dans les narrations de se servir du présent plutôt que du passé < simple >. Ainsi : 

« Philodamus prie Rubrius d’inviter ses amis à dîner ; ils arrivent de bonne heure, on cause, on se met à table, on boit à grands traits, < la conversation s’engage, on s’excite mutuellement à boire à la grecque. L’hôte s’efforce d’entretenir la gaieté ; on demande les grandes coupes ; les joyeux propos circulent. » >

Il est bon de mettre à la suite plusieurs infinitifs en supprimant le verbe qui les régit < en supprimant aussi plusieurs autres mots et particules, comme on peut le voir dans l’exemple qu’en offre Cicéron lorsqu’il expose de quelle façon Verrès s’est frauduleusement emparé du candélabre précieux du roi Antiochus, alors qu’il avait demandé à se le faire apporter chez lui pour l’examiner. On fait apporter le candélabre à Verrès par les serviteurs du roi qui, « quand ils crurent qu’il avait eu bien assez de temps pour l’examiner, se mirent en devoir de le remporter. Il leur dit qu’il ne l’a pas assez vu, qu’il veut le voir encore ; il leur ordonne de se retirer et de laisser le candélabre ; ils retournent vers Antiochus, sans rien rapporter. Le roi, au début, (comprenez : ne pouvait) avoir nulle crainte, nul soupçon. Un jour, deux jours, plusieurs jours (sous-entendez : s’écoulent), il ne le rapporte pas ; le roi envoie alors ses gens lui demander de le rendre, s’il veut bien. L’autre leur ordonne de revenir le lendemain ; Antiochus (suppléez : commence à) s’étonner. Il renvoie ses gens. On ne le rend pas. Il s’adresse en personne au bonhomme ; le prie de le lui rendre », etc. >

Quels sont les ornements qui peuvent embellir la pensée [in sententiis] ?

Ce sont les plus belles figures < qui, placées à l’endroit adéquat, > lui donnent un intérêt merveilleux. Celles dont on se sert le plus souvent sont les suivantes :

L’Hypotypose. En voici un exemple. Il sort de la maison enflammé de colère, ses regards sont furieux, la rage éclate sur son visage, ses cheveux sont hérissés, etc.

La Dubitation. Que fera la malheureuse ? Où ira-t-elle ? Chez qui se réfugiera-t-elle ? De qui implorera-t-elle le secours ? Est-ce de son père ? Il est dans les fers, etc. < De ses frères ? Ils ont été réduits à l’esclavage. De ses proches ? Ils ont tous pris la fuite. >

La Suspension. Que pensez-vous qu’il arrive ensuite ? Que la jeune fille a été vaincue par des promesses ? Nullement. Qu’elle a cédé aux menaces ? Elle n’a pas cédé. Qu’a pu faire cette colombe entre les serres de ce vautour ? Je le dirai ; écoutez-moi. Elle s’est coupé la langue, et l’a crachée à la figure de cet impudique, qui ainsi frappé et vaincu s’est enfin retiré.

La Communication. Je vous le demande, < à vous, qui écoutez ceci, > si vous étiez à sa place, que feriez-vous ? Je fuirais, dira quelqu’un, je n’oserais pas résister. Eh bien, cette jeune fille a résisté ; bien plus, quoique désarmée, elle a vaincu son ennemi.

L’Exclamation. Elle a chassé sa fille du lit conjugal, et épousé son gendre. Ô forfait incroyable d’une femme ! ô débauche inouïe ! dire qu’elle n’a pas redouté l’indignation des hommes ! le châtiment éternel ! les torches enflammées des furies ! etc.

 

 

CHAPITRE 2

DE LA NARRATION FABULEUSE

 

Nous avons examiné jusqu’ici la narration en général, le sujet [res] peut être vrai ou imaginé : quand il est imaginé, on l’appelle fable ; quand il est vrai, c’est la narration proprement dite.

Qu’est-ce qu’une Fable ?

C’est le récit d’une action imaginaire [sermo falsus] qui a l’apparence de la vérité, c’est-à-dire une narration fictive, n’étant pas vraie, mais cachant toujours sous cette fiction une vérité et une pensée utile.

Quels noms lui a-t-on donnés ordinairement ?

On lui a donné différents noms, on l’a appelée tantôt Sybaritique, tantôt Cilicienne, tantôt Cyprienne.

Pourquoi l’a-t-on appelée Sybaritique ?

Parce que les Sybarites, peuple grec efféminé, aimaient les récits fabuleux et peu pudiques.

Pourquoi l’a-t-on appelée Cilicienne ?

Parce que les Ciliciens, peuple d’Asie, se repaissaient, en raison de leurs mœurs corrompues, de fables futiles et de récits de vieilles femmes ; ils avaient une telle habitude du mensonge que : « Le Cilicien ne dit pas facilement la vérité » est passé en proverbe.

Pourquoi l’a-t-on appelée Cyprienne ?

Parce que les faiseurs de fables étaient fort estimés des Cypriens, et qu’ils faisaient grand usage des fables.

Pourquoi l’a-t-on appelée Ésopique ?

Vous demandez là une chose que personne n’ignore. Qui ne sait en effet qu’Ésope a composé les fables les plus ingénieuses. Elles sont entre les mains de tout le monde, et l’on regarde comme un ignorant quiconque ne les a pas apprises. C’est de là que vient cet adage : « Tu ne connais pas même Ésope ».

Combien y a-t-il de genres de fables ?

Il y en a plusieurs : les Raisonnables [rationales], les Morales et les Mixtes.

Quelles sont les fables appelées Raisonnables ?

Ce sont celles dans lesquelles nous imaginons quelque chose dit ou fait par l’homme.

Quelles sont les fables appelées Morales ?

Ce sont celles que nous imaginons pour moraliser les hommes, et où nous faisons parler les animaux.

Quelles sont les fables que vous appelez Mixtes ?

Ce sont celles où les éléments des deux premières sont combinés, c’est-à-dire où les hommes s’entretiennent avec les bêtes. 

< Donnez un exemple. > 

Une belette prie celui qui l’a prise de ne pas la faire mourir. « Ah ! je vous en prie, dit-elle, faites-moi grâce, pourquoi voulez-vous me tuer ? Je vous délivre des rats qui vous causent mille dommages. – Si tu le faisais pour moi, non pour toi, répond l’homme, je t’en serais reconnaissant, et je te ferais grâce ; mais si tu fais périr les rats, c’est pour les manger, et en dévorant toi-même ce qu’ils auraient mangé, tu ne me rends aucun service. Meurs donc. »

< Qu’ils s’imputent donc ces propos, ceux qui se vantent d’un service illusoire, tout en ne songeant qu’à leurs propres intérêts. >

Quelle est l’utilité de la fable ?

< Multiple. > Elle nous récrée, elle est un enseignement, et elle nous émeut. Les fables récréent non seulement les enfants, mais aussi les hommes faits et les vieillards : c’est ce que les Athéniens nous ont appris. Démosthène discutait un jour, à la tribune, de graves intérêts, et voyant les auditeurs inattentifs, il réveilla leur attention par cet apologue < ou parabole > : 

« Un jeune homme avait loué un âne pour aller d’Athènes à Mégare, et comme la chaleur était accablante (on était en été, et vers midi, heure où la chaleur est la plus forte), il se blottit sous le ventre de l’âne pour avoir moins chaud. Mais le propriétaire lui intenta un procès, alléguant qu’il lui avait loué son âne, mais non son ombre. » Les auditeurs, réveillés de leur apathie par cette fable, prêtèrent leur attention au récit de Démosthène. Dès que le grand orateur s’en aperçut, il les réprimanda fortement, et leur reprocha de négliger les intérêts de la République et de montrer de la sollicitude pour des futilités.

Qu’enseignent les fables ?

Elles enseignent à régler la vie, elles montrent les vertus qu’il faut mettre en pratique, et les vices qu’il faut éviter. 

De plus, elles nous donnent des émotions [movent].

< Par quel exemple l’illustreras-tu ? >

Par l’exemple de Ménénius Agrippa, qui rappelle à la concorde et à l’obéissance au Sénat le peuple romain retiré sur le Mont Sacré, en lui racontant la fable des membres et de l’estomac que Tite-Live rapporte au livre II de la première décade.

Peut-on employer les fables pour une affaire sérieuse et les écrire en style sévère ?

On le peut, mais rarement. Il faut voir si le sujet et le lieu le permettent. Il conviendra alors de dire, en manière de préparation, que « ce n’est pas sans raison que dans l’antiquité les hommes les plus sages ont employé la fable, et que depuis tant de siècles, et du consentement unanime des hommes, elle a été en grand honneur. » < (Ensuite, nous dévoilerons le vrai sens qu’ils voulaient donner à telle fable, de cette manière dans l’exemple qui suit :) > « C’est ainsi qu’on a représenté Tantale au milieu de l’eau, tourmenté par la soif, pour signifier que l’avare n’a rien au milieu de l’or qu’il possède ».

Comment compose-t-on une fable ?

De la même manière que les narrations vraies. Elles doivent, comme nous l’avons déjà dit, avoir quatre qualités : la brièveté, la clarté, l’agrément et la vraisemblance.

Qu’a-t-on besoin de vraisemblance dans la fable puisqu’il n’y a rien qui soit vrai ?

On en a cependant besoin. Quoiqu’il ne soit pas vraisemblable et croyable que les bêtes parlent, on conçoit néanmoins que si elles avaient l’usage de la raison et de la parole, le renard, la poule ne parleraient pas autrement qu’on les fait parler. En effet, le caractère du renard est d’user de ruse, d’astuce, d’hypocrisie ; celui de la poule est simple et sans détours ; le loup agit autrement que l’agneau : l’un est naturellement féroce et rapace, l’autre au contraire est doux, bon ; c’est pourquoi il serait invraisemblable d’attribuer à ces bêtes, que nous supposons douées de raison, quelque chose en opposition avec leur nature ; de donner, par exemple, de l’audace aux souris, de la lenteur aux cerfs, de la cruauté aux colombes, de la bienveillance aux vautours, et de la stupidité aux renards.

 

 

CHAPITRE 3

EXEMPLES DE NARRATIONS ET SURTOUT DE NARRATIONS

FABULEUSES

 

Le Loup et l’Agneau

Un agneau mourant de soif alla se désaltérer à un ruisseau où vint également un loup. L’agneau se trouvait dans le courant, au-dessous du loup ; néanmoins ce dernier, qui cherchait un motif de querelle, accusa l’agneau de troubler son eau. « Je ne puis le faire, répondit celui-ci, puisque je me tiens au-dessous de vous. – Mais tu médis de moi depuis six mois, dit le loup. – C’est impossible, répond l’agneau, puisque je n’étais pas encore né à cette époque. – Alors c’est ton père », riposte le féroce animal. Il le saisit et le dévore.

Il n’est pas difficile d’amplifier ces calomnies, et d’opprimer l’innocent de la manière suivante.

Même fable amplifiée [stilo ornatiore]

Un agneau était venu se désaltérer à un ruisseau ; un loup y vint aussi, plutôt pour chercher aventure que pour apaiser sa soif. Voyant une bonne occasion de faire de l’agneau son butin, car la faim le pressait plus que la soif, il l’apostrophe en ces termes : « Eh ! petit audacieux, ne cesseras-tu pas, pendant que je bois, de troubler l’eau avec tes pattes couvertes de boue ? – Comment pourrais-je le faire, ô cher monsieur le loup ? répond l’agneau, c’est à peine si j’ai touché de mes petites lèvres l’eau du ruisseau et si j’en ai mouillé le bout de ma langue. – Tu mens, impudent, tu as troublé mon eau ; elle m’arrive toute boueuse. – Ô le plus noble des loups, répond l’agneau, ne voyez-vous pas que l’eau coule vers moi ? » Le loup, vaincu par cette raison évidente, garde un moment le silence ; mais bientôt, cherchant un nouveau grief : « Ne te souviens-tu pas, dit-il, petit vaurien, qu’il y a plus de six mois, tu m’as dit, quand je passais, des sottises de la fenêtre de ton étable, et tu m’as menacé ? – Je n’aurais pu, dans tous les cas, que vous adresser de bonnes paroles, ô illustre héros de ces forêts, et elles ne s’accorderaient pas avec ce que vous me reprochez ! Pardonnez-moi ce que je vais vous dire : il y a trois mois à peine que je suis né ; comment aurais-je pu médire de vous depuis plus de six mois ? – Si ce n’est toi, c’est donc ton père, répondit le loup ; il m’a accablé plusieurs fois d’injures, il est juste que le fils expie la faute du père. » Ayant ainsi parlé, il se jeta sur l’agneau, et le dévora cruellement. 

Comme il est odieux de poursuivre ainsi un innocent, de le calomnier, et de le faire mourir ! Que de malheureux deviennent ainsi, comme les faibles agneaux, la proie de gens iniques, semblables à des loups voraces qui les dépouillent de leur bien, leur enlèvent la bonne réputation dont ils jouissent, et s’ils ne les privent pas de la vie, les privent tout au moins des avantages qu’elle présente.

 

Le corbeau et le renard

Un corbeau, haut perché sur un arbre, mangeait un fromage pris à une fenêtre. Comme un renard l’avait aperçu, il se mit à en louer l’éclat des plumes, le noble port de tête et l’élégance entière du corps : seule, disait-il, lui manquait la voix ; s’il en jouissait, aucun oiseau ne lui serait comparable. Mais ce fou, pour montrer qu’il n’est pas dépourvu de voix, et même d’une voix mélodieuse et suave, en se préparant à chanter, laisse choir de son bec le fromage, que le rusé renard happa de ses crocs avides.

La même dans un style plus orné

Un corbeau était perché au sommet d’une branche d’arbre, mangeant avec égal plaisir et appétit un fromage qu’il avait pris à la fenêtre d’une ferme toute proche. Un renard le vit et l’envia et, tout en se pourléchant les babines, il dévorait déjà des yeux le fromage : il a beau tournoyer autour de l’arbre, encore et encore, avec fébrilité et s’agiter en tous sens, aucun espoir de s’emparer du mets convoité ne se laisse pourtant entrevoir. Il s’en remet donc à ses talents habituels, pose son séant à terre, tend le cou et le museau, dresse les oreilles, le regard fixé sur le corbeau. Le corbeau s’aperçoit qu’il l’épie et, dans un croassement, lui dit : « Que regardes-tu donc, filou ? » « Mais toi », répond le renard, « c’est toi que je contemple, mon bel ami corbeau ; diantre, la splendeur de ton plumage me plonge dans l’admiration : je ne me souviens pas avoir jamais rien vu de plus beau. Ô si tu écrasais autant les autres oiseaux par ta voix que tu les éclipses par l’éclat de tes plumes ! Assurément tu serais le plus parfait de tous et aucun oiseau ne serait assez téméraire pour oser te disputer la palme ». Le corbeau, émerveillé par ce concert de louanges, en remercie tout d’abord, comme il se doit, le renard ; il affirme pourtant ne pas être privé de voix, et lui dit : « Je t’en donnerai un aperçu », entonne aussitôt une chanson, et aussitôt laisse choir le fromage. Le renard le happa et prit la fuite, après s’être, à sa grande honte, joué du corbeau qui, passant du chant au gémissement, se mit à regretter sa stupidité, mais trop tard.

Ainsi se font prendre les sots en quête de louange, ainsi se font prendre les insensés à l’affût d’une vaine gloire. Que font-ils donc, en ouvrant grand les oreilles aux propos des flatteurs ? Ils gaspillent leurs biens, dilapident leur patrimoine, perdent leur réputation et sont les plus bernés au moment ils sont loués.

 

Combien le sort de la richesse est misérable, c’est Horace, ce sublime écrivain et humoriste, qui l’explique dans une très belle petite fable, la sixième satire du livre II, où il fait recevoir un rat des villes à un somptueux dîner donné par un rat des champs dans une luxueuse demeure. En plein banquet se fait entendre un énorme vacarme produit par des molosses, par des serviteurs ouvrant les portes ; et les rats de paniquer et de se précipiter dans leurs cachettes. Le rat des champs, qui ne connaît pas la demeure, les trouve à grand peine et, une fois le danger passé, tout en se remettant de ses frayeurs, il dit : « Va au diable ! Je préfère ma pauvreté et sa sécurité à cette tienne aisance, ses affres et ses angoisses ». Je donnerai ici la fable entière dans une version en prose.

Si quelqu’un, dit Horace, s’aventurait à célébrer le bonheur d’Arellius sous prétexte qu’il croule sous les richesses, sans savoir, sans doute, combien elles sont hérissées d’épines liées aux peines et aux soucis, mon cher ami Cervius l’en ferait à l’instant démordre grâce à cette fable. Un rat des villes, dit-on, fut invité un jour à dîner par un rat des champs, son vieil ami, dans son humble et modeste logis. C’était un rat des champs à la parcimonie d’un ancien temps, qui n’était pas habitué à gaspiller à la légère ce qu’il avait eu bien du mal à amasser ; il recevait pourtant ses hôtes non sans renoncer quelque peu à sa frugalité et à sa rudesse de mœurs. Il n’épargna donc ni le pois chiche, qu’il gardait, bien conservé, dans un coin secret, ni l’avoine, pour bien traiter son ami. Il lui offrait même des raisins secs et de petits morceaux de lard grignoté, se donnant le plus grand mal pour éviter, grâce à la variété des plats, le dégoût à son hôte hautain et délicat, qui touchait à peine du bout des dents à chaque denrée. Alors que le maître de maison en personne, et organisateur du banquet, couché sur du foin frais, mangeait des grains de blé et de l’ivraie, réservant à son hôte des aliments plus exquis, l’autre, lassé par une table si rustique, lui dit : « Pourquoi donc vis-tu depuis si longtemps une vie malheureuse dans ce talus ? Ne crois-tu pas qu’il vaut mieux préférer les hommes aux bêtes, la ville aux bois ? Écoute-moi, de grâce, et viens avec moi : puisque tous les êtres vivants qui naissent sur terre ont été, par la nature, dotés d’une âme mortelle, il n’est possible ni aux petits, ni aux grands, d’échapper à la mort. Voilà pourquoi, mon ami, fais-toi plaisir tant qu’il est permis et vis de façon à te rappeler souvent que l’on ne t’a accordé qu’un court laps de temps à vivre. » Ébranlé par ce discours, le rat des champs s’élance tout plein d’entrain hors de sa demeure : tous deux se mettent en chemin et projettent de se faufiler subrepticement la nuit en ville. La nuit avait déjà parcouru à demi la voûte céleste, quand ils pénètrent dans une vaste et riche demeure, où des lits sculptés dans le plus pur ivoire resplendissaient de couvertures écarlates et où l’on conservait, rassemblés la veille dans des corbeilles, les nombreux reliefs d’un immense festin. Donc, le rat des villes, après avoir installé le rat des champs sur un lit de pourpre, court çà et là en personne à la manière d’un esclave en livrée affecté au service et entasse mets sur mets ; il joue tous les rôles, supplée quantités de serviteurs et, pour ne rien offrir que de raffiné à son hôte, goûte et teste chaque plat. Assis à une si riche table, le rat des champs exulte d’aise, se félicite de voir sa condition améliorée et, goûtant son bonheur, affiche sur toute sa physionomie la joie et l’allégresse qu’ont d’habitude les bons convives. Mais voici que s’ouvrent à grand fracas les portes ; tous deux bondissent de leur lit et s’affolent, paniqués, dans toute la pièce : la frayeur augmenta plus encore, lorsque des chiens emplirent la vaste demeure de moult aboiements. Le rat des champs se mit alors à apostropher le rat des villes en ces termes : « Va au diable, toi et ta vie de malheur, elle n’a rien pour me plaire ; ce qui me plaît à moi, c’est ma forêt, mon coin ; j’y vivrai de légumes chichement et à la dure, mais ma tranquillité d’esprit, qu’aucun piège, qu’aucune frayeur n’ira perturber, m’en consolera facilement ».

 

Il n’y a pas lieu de consacrer tout un volume à accumuler des exemples de fables. Phèdre en donnera de très beaux exemples : dans ses vers brille un charme inhérent à la langue latine, tout à fait digne du siècle d’or augustéen. Ovide en donnera aussi dans ses Métamorphoses, que l’on trouvera récemment illustrées et expurgées, avec un petit commentaire soigné. Quoi de plus charmant et de plus élégant que le dîner offert à Jupiter par Philémon et Baucis, ensuite changés en arbres (VIII, § 15) ? Qui ne rit des oreilles d’âne de Midas (XI, § 5, 6 et 7) ? ou croit entendre coasser les paysans transformés en grenouilles (VI, § 8) ? ou encore jacasser les pies (V, § 9, 17) ?

 

À ces narrations j’en ajouterai une qui, sans être une fable, n’en est pas moins très proche, et dont il s’en trouve néanmoins certains pour défendre la véracité.

Un homme, en Belgique, buvait chaque jour, du petit matin jusques au soir : il rentrait à la maison imbibé de vin, maltraitait femme et enfants, distribuant coups de pieds et coups de poings. Sa femme n’ayant pas la force de supporter plus longtemps son ivrogne d’époux, décida de l’allonger sur une civière, enveloppé dans un linceul. Quand elle l’eut fait, elle se mit à le pleurer comme s’il était mort ; les voisins, attirés par ses lamentations, se rassemblent dans sa maison. Mais voilà que le mort en personne est tiré de son sommeil par la plainte qui enfle : il s’étonne des larmes de sa femme, en demande la cause, apprend que l’alcool l’a tué, mais qu’à présent, par une faveur divine toute particulière, il est revenu à la vie. Sidéré, il voue une haine éternelle à la boisson maudite, promet que jamais plus il ne boira une goutte de vin – et il fit honneur à sa parole.

La même narration, dans un style un peu plus élégant

Une dame belge avait pour mari un homme fort peu distingué, buveur patenté connu de toute la place publique ; quand il avait passé des journées entières en orgies dans les tavernes, dès que le jour tirait à sa fin, il rentrait d’habitude à la maison d’un pas titubant. À peine en avait-il franchi le seuil que femme et enfants battaient en retraite, se terraient dans leur cachette et attendaient que l’ivrogne eût cuvé son vin, sans quoi il levait la main sur elle, bourrait la malheureuse de coups de pieds et de coups de poings, jetait tout ce qui lui tombait sous la main à la tête de ceux qui se trouvaient sur son chemin, détruisait pour finir les tables, les meubles, tout. Comme cette femme si stoïque avait longtemps supporté cela et qu’elle avait tout essayé, elle décida de recourir à un remède ultime et de jeter, comme on dit, une sorte d’ancre sacrée, afin de détourner son mari de son infâme manie des beuveries. Un soir, celui-ci était rentré du bistrot à la maison encore plus aviné que d’habitude et totalement privé de ses moyens ; quand sa femme le remarque, méfiante, mais bien décidée à saisir l’occasion de mettre son plan à exécution, elle le guette de loin en se cachant, comme à l’accoutumée, jusqu’à ce que l’ivrogne s’endorme. Lorsqu’elle le voit tout hébété et qu’elle l’entend déjà ronfler, elle accourt immédiatement, prépare des bandelettes, lui attache les mains et les pieds ; alors elle lui enroule la tête dans un suaire, lui enveloppe le corps dans un linceul et l’allonge dans un cercueil, comme s’il devait bientôt être enterré. Puis, tout en prenant une tête d’enterrement, elle pleure le mort : la maison retentit de lamentations, les voisins arrivent, ce ne sont que sanglots et gémissements ; le mort entend sangloter les gens, redresse la tête à la stupéfaction générale ; sa femme, affichant de la joie mêlée à une égale et feinte stupeur, se rue dans un élan d’exultation sur la civière, défait le linceul, retire le suaire, dénoue les bandelettes ; et quand son mari lui en demande la cause, elle répond que les excellents citoyens qu’il voit là se sont rassemblés pour ses obsèques, que le vin lui a fait perdre conscience et lui a ôté la vie, mais que, par un miracle inouï, il est revenu des enfers. L’homme croit au mensonge habile de sa femme et, maudissant le vin, il jure par tout ce qu’il y a de sacré qu’il fera abstinence pour le restant de sa vie jusqu’à sa vraie mort – et il le fit vraiment tant qu’il vécut.

Dans un style plus oratoire

Une sage et honorable matrone avait en Belgique pour mari un homme décrié pour ses nombreux vices, mais surtout réputé pour son ivrognerie. Que ne fit cette femme sensée pour ramener son insensé de mari à la santé ? À quelles manigances ne se livra-t-elle pas ? quelle énergie ne déploya-t-elle pas ? Mais son amour dément de la boisson s’était sans doute invétéré suite à une longue pratique et son ignoble manie s’était trop profondément enracinée dans son cœur pour pouvoir en être extirpée par quelque raison, ou par la honte. Chaque jour, il courait dans les bistrots et y veillait toute la nuit. Que de fois, sa bourse ne suffisant pas à satisfaire son gosier, quitta-t-il le bistrotier, dépouillé et même pratiquement estropié lors de bagarres et de disputes ? Que de fois sur le chemin du retour (si c’est bien s’en retourner que d’avoir le pas trébuchant et de s’étaler en trébuchant partout tous les deux pas ou en se cognant aux murs et aux tavernes) une horde de garnements ne l’a-t-elle pas poursuivi à coups de sifflets, de quolibets, d’excréments ? Mais, habitué à faire payer chez lui les injures reçues hors de chez lui, à peine franchissait-il le seuil de sa demeure qu’il se mettait aussitôt à pousser d’horribles vociférations pour qu’arrivent ses serviteurs, qu’arrive son épouse. Eux, au contraire, de chercher une cachette, de s’y terrer, de paniquer. S’il en avait attrapé un par surprise, il le projetait à terre et batttait atrocement le malheureux, et à coups de poings, et à coups de bâton. Que devait faire cette mère de famille ? Où devait-elle se tourner ? Allait-elle pleurer ? Implorer ? S’emporter ? Menacer ? Elle ne négligea rien, mais tout cela demeura sans effet. Qu’allait-elle donc faire ? Écoutez bien : elle imagina un plan audacieux. Un soir, il était vautré là, assommé par le vin, plongé dans un sommeil dont même le fracas de la foudre n’aurait nullement pu le tirer. Saisissant l’occasion, la femme s’approcha ; elle lui lie d’abord les deux mains, puis les pieds avec un solide cordon, lui recouvre ensuite la tête d’un suaire et lui enroule tout le corps dans un linceul ; puis elle l’allonge dans un cercueil tout prêt et allume de tous côtés des torches funéraires. Aussitôt elle pleure son époux mort, ses larmes, comme d’habitude chez les femmes, coulent abondamment sur commande et lui baignent la poitrine ; alors, tout en s’arrachant les cheveux et en élevant la voix sur un ton plaintif, elle s’écrie : « Mon cher mari, hélas ! mon cher mari, est-ce donc ainsi qu’à tout jamais tu m’abandonnes, veuve éplorée ? Est-ce donc ainsi que tu t’en es allé, emporté par une mort soudaine ? » Sur ces entrefaites se rassemble tout le voisinage, ils consolent l’endeuillée et il s’en trouve même pour se répandre, à genoux, en belles prières pour le défunt. Mais, alors que les uns se lamentent, que les autres se plaignent, que d’autres encore s’apitoient, voilà que le mort, réveillé par ces cris confus, laisse échapper du fond de la poitrine un gros râle, puis qu’il remue la tête et agite ses jambes attachées. Et là, tous de demeurer stupéfaits, de s’écrier que son âme est revenue dans son corps, que le défunt a été ramené à la vie. Sa femme qui, au milieu des larmes, étouffait à grand peine ses rires en pleurant un vivant qu’elle voulait donner pour mort, mais passée de la douleur à une joie feinte, s’écrie le plus fort possible en s’approchant de la civière : « Ô mon cher époux ! » Celui-ci l’entend, ouvre les yeux et, tout en ne voyant qu’une méchante lueur au travers de son linceul, sent que ses bras et ses pieds sont attachés par un gros nœud. Que croyez-vous qu’un vivant ait cru, en entendant les gens pleurer, gémir, hurler sur un cadavre et en voyant ce funèbre appareil ? De vivant qu’il était, l’horreur mêlée à la stupeur en fit presque un mort : il panique de pouvoir si peu remuer et entend en silence pleurer son épouse. « Est-ce donc ainsi », disait cette rouée, « que tu as été voué aux feux éternels, mon excellent mari ? Ô ! Si seulement, avant ta mort, tu avais purifié ton âme souillée par tant de beuveries si démentes ! » Le malheureux l’entend, immobilisé, et parvient finalement à répondre dans un murmure de mourant. Sa femme simule l’effroi mêlé à la joie et s’écrie : « Tu es vivant, chère tête, tu es vivant ? – Je suis vivant !, dit-il, de retour des bouches des enfers et du Tartare. Si je suis de retour de la mort ? Oui, je suis de retour, ô ma chère épouse, délivre-moi, ah ! de grâce, délivre-moi de mes liens ! » À peine avait-elle dégagé ses bras de ses bandelettes et sa tête de son suaire que celui-ci, levant les mains aux cieux, fait à haute voix le vœu solennel de ne plus toucher de toute sa vie au vin, ne serait-ce que du bout des lèvres – et il tint sa promesse en menant par la suite une vie sobre jusqu’à sa vraie mort.

 

Cicéron fournira de brillants exemples de narrations dans ses discours, Contre VerrèsPour CluentiusPour Milon, etc., et dans ses livres, Les DevoirsDe l’OrateurSur la Divination. Horace en donnera lui aussi, très nombreux, et qui ne manquent pas de charme : Satire 5 du livre I, où il décrit son voyage de Rome à Brindisi ; Satire 9, où il raconte quels désagréments lui a causé un bavard ; Satire 8 du livre II, où il dépeint avec esprit un banquet dépourvu d’esprit. >