/ ARRANGEMENT
ARTICLE 4
De la composition et de l’arrangement du discours
< Après avoir trouvé et disposé les raisons que l’on emploiera, il reste à les traiter. On les traite par le syllogisme [ratiocinatio] ou par l’enthymème, et par les autres espèces d’argumentations [argumentationes] déjà expliquées. Vous tournerez donc toutes vos raisons en forme d’enthymème ou de syllogisme. Ce sera comme la première esquisse de votre discours. Des trois propositions dont se compose le syllogisme vous verrez celle qui a besoin de preuves, celle qui peut s’en passer, celle qu’il faut développer, celle qu’il faut traiter en peu de mots. Il en est qui sont si évidentes que vouloir les prouver est complètement inutile. Voyez quelles sont les propositions qui ont besoin d’être ornées de figures, et de quelles couleurs de mots et de pensées [sententiae] il faut peindre cette toile encore brute.
Quand tout aura été bien établi et mis à sa place, vous vous disposerez à écrire ; vous couvrirez et revêtirez de chair cette sorte de squelette. Il n’est pas besoin, je pense, de vous avertir de nouveau que l’ordre des propositions peut être interverti, en commençant tantôt par la conséquence ou conclusion, tantôt par l’assomption (c’est ainsi que les rhéteurs appellent la proposition mineure), tantôt par la preuve ou le développement de la majeure. Il faut observer < en cela > la manière de procéder de Cicéron. Je vous exhorte et vous conseille de rappeler souvent à l’auditoire, sans toutefois le fatiguer, ce dont il est question, et ce que vous voulez prouver. C’est ainsi que Cicéron, dans son discours pour Milon, répète cent fois, mais toujours en la variant admirablement, cette assertion : « Milon n’a donc pas dressé des embûches à Clodius ». C’est en cela que pèchent beaucoup d’orateurs. Si l’auditeur s’endort un peu, s’il a une distraction et qu’il perde le fil du discours, il ne pourra suivre ce que dit l’orateur, il ne saura plus où il en est, quelle est la partie du discours que l’on traite ou, s’il se rattrape, ce sera trop tard.
On se sert ordinairement, pour exciter les passions, des mêmes arguments que pour persuader [ad fidem faciendam], mais la manière de les traiter est différente. Quand il s’agit de prouver, l’argumentation est plus précise et plus serrée ; s’agit-il d’émouvoir, on parle avec plus d’abondance et de véhémence. Dans le premier cas, on démêle et déploie ses arguments ; dans le second cas, on en presse, on en bombarde l’auditoire, on les grave de force dans les esprits. C’est de là que vient l’amplification où brille le talent de l’orateur. Semblable à un bélier qui frappe une muraille déjà ébranlée, l’amplification fond avec force sur des esprits hésitants. > Quels sont les lieux qui servent le plus à l’amplification ? Nous le verrons plus bas dans la Partie IV.
[...]
ARTICLE 6
Des fautes que l’on fait en composant un discours
< Quand on compose [scribenda] un discours, voici par où l’on pèche ordinairement. Les uns, poussés par une ardeur aveugle, se mettent à écrire tout ce qui a quelque rapport avec leur sujet : ils s’en emparent, et suent à ce travail qui est souvent inutile. Ils feraient bien mieux d’approfondir le sujet, de le diviser en parties étayées de leurs preuves, ainsi que nous l’avons enseigné, d’esquisser d’abord le plan de l’édifice avant de le construire, et de songer ensuite aux ornements.
D’autres abondent en mots, mais non en faits et en idées. Il faut appuyer ses preuves sur quelque sentence [sententia] et quelque maxime [effatum] d’où l’on tire toute la force du raisonnement [ratiocinatio] ; mais pour le faire convenablement, et souvent sans que le lecteur ou l’auditeur s’en aperçoive, il faut de l’art et de la réflexion. D’autres, au contraire, ne remplissent leurs compositions que de sentences graves et générales que les rhéteurs appellent thèses. C’est à peine s’ils descendent quelquefois à l’hypothèse, pour me servir d’une expression de rhéteur, et s’ils s’abaissent à aborder le sujet en question. Il n’y a rien de plus fâcheux que cette manière de faire, surtout pour les orateurs sacrés qui, d’une manière générale, et souvent avec élégance, parlent de la morale et de la discipline chrétienne. En agissant ainsi, ils surprennent les applaudissements d’un auditeur qui aime qu’on flatte ses oreilles, mais qui ne sent pas son cœur < ébranlé, > ses vices pris corps à corps, et sa personne directement atteinte.
Les compositions d’autres écrivains sont sèches, maigres et pauvres. Il faut oser quelquefois, et ne pas se tenir toujours sur le bord du rivage par crainte de la tempête. Il faut donner au discours du suc, de la force et de la grandeur [dignitas], par l’abondance des faits [rerum copia], par une foule de connaissances qu’on recueille de toutes parts, par la variété et l’éclat des figures. Voyez comme Cicéron embellit un même sujet de mille manières ; tantôt il presse son adversaire par des interrogations, tantôt il lui répond comme s’il l’interrogeait ; d’autres fois, entre plusieurs choses, il hésite sur ce qu’il doit dire ; souvent il délibère avec ses auditeurs, avec ses adversaires et quelquefois avec lui-même ; il peint le langage, les desseins, les mœurs et les traits des hommes ; il fait parler dans ses discours des personnages fictifs ; il s’écrie, plaisante, s’irrite et supplie < etc. >.
D’autres traitent toutes espèces de sujets avec dureté et âpreté ; ils sont heureux et croient avoir bien fait quand ils ont maltraité leur adversaire en paroles. Ils sont dans une grande erreur. On gagne peu par les menaces, les vociférations et l’agitation ; on se laisse conduire par < la vérité, > la bienveillance et l’affection, et si vous avez des réprimandes, des menaces, des reproches à faire, < il faut le faire tout du moins avec prudence et précaution, et même avec douceur et affection. > Enfin, on voit des orateurs dont la prononciation est traînante, incorrecte, désagréable. Les meilleurs mets dégoûtent s’ils sont servis sur des tables malpropres et dans des plats puants. Les quelques avis que je vais leur donner sur la déclamation < ou art de bien prononcer > leur apprendront à se corriger de leurs défauts dans le débit oratoire. > Cette partie dont nous allons parler rapidement sera la cinquième que l’on assigne ordinairement à l’éloquence.