Aristote, 325 av. J.-C. : Rhétorique (1654)

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Aristote, Rhétorique, trad. François Cassandre, 1re éd. 1654, La Haye, Isaac Vaillant, 1718, livre troisième, chap. VI, « De l'Enflure », p. 393-396.

Chapitre VI. De l'Enflure. 

Pour ce qui est de l’Enflure et de grossir la Diction, premièrement ce qui peut y contribuer, c’est au lieu du mot simple, de prendre la définition; par exemple, au lieu du mot de Cercle, de dire Une surface qui de tous côtés est également distante de son Centre. Pour serrer la diction au contraire et abréger, il faudra, au lieu de la définition, se servir du mot simple. Cette même adresse encore pourra être d’usage toutes les fois qu’une chose ne sera pas honnête ou bienséante à dire; car s’il arrive qu’on ne puisse donner sa définition sans exprimer quelque saleté, alors il faudra se servir du mot simple; Et tout au contraire, si le mot simple est sale, on prendra sa définition.

Un second moyen pour grossir la Diction, est d’user de Métaphores et d’Épithètes; prenant bien garde néanmoins que cela ne sente pas sa Poésie. Comme encore d’une seule chose en faire plusieurs, c’est-à-dire de se servir du Pluriel au lieu de Singulier, ainsi que font ordinairement les Poètes: car qu’il ne s’agisse que d’un seul Port de Mer, ils ne laisseront pas de dire au Pluriel,

Dans les Ports d’Achaïe. [p. 394]

Et tout de même,

Ces Lettres de regret et de plaintes remplies;

quoiqu’il n’y ait qu’une Lettre en tout [NdT: « Ricobon donne un autre sens à ce vers <d’Euripide> qu’il prend de Lampridius, et que je croirais bien être le véritable; mais comme ce sens n’a rien de beau, et qu’on n’en pourrait faire qu’un vers ridicule; j’ai mieux aimé m’attacher a celui de Victorius, et d’autant plus que tous les bons Traducteurs s’en sont servis. » Cassandre lit poluthrènoi, de « multiples plaintes », et non poluthuroi, les « multiples tablettes » de la lettre, alors qu’une lettre était faite seulement de deux tablettes scellées].

Un autre secret de grossir la Diction, est quand deux mots, qui devraient être joints et mis de suite, viennent à être séparés par le moyen de l’article qu’on répète; Par exemple, au lieu de dire tout de suite, De notre Servante, de répéter ainsi, De la Servante de notre Logis [NdT: « Ceci ne vaut rien en notre Langue, dans le Grec la chose a lieu et est bien reçue. », avec en manchette les mots grecs, « tès gunaikos tès hèmeteras », litt. « de l’épouse (qui est) la nôtre ».] Pour abréger on fera le contraire.

Pour grossir encore la Diction, il n’y aura qu’à se servir de Conjonctions; et si on veut abréger on les omettra; à condition pourtant que la chose ne paraisse pas décousue et sans liaison. Se servant donc de conjonction, on dira ainsi, Après que je fus arrive là, et que je lui eus parlé: Et tout au contraire sans conjonction, Arrivé que je fus, je lui parle.

Il ne sera pas encore mal à propos pour grossir la Diction, de faire comme Antimaque, qui est, en parlant d’une chose, de s’amuser à dire ce qu’elle n’a pas; ainsi qu’il fait lorsqu’il veut louer Teumessos, petite Montagne de Béotie:

Un certain petit Mont toujours battu du vent,

Se voit etc.

[NdT: « Le reste de cet Exemple est perdu; ce qui fait qu’on n’en voit point l’application. » Note de Pierre Chiron : le passage « à lui seul ne semble pas illustrer à lui seul le procédé en question, c’est juste un incipit destiné à rafraîchir la mémoire du lecteur ».]

[p. 395] Car à s’y prendre de la sorte, la chose peut être continuée à l’infini. Or cette adresse est commode en ce point, qu’elle peut servir également de part et d’autre, et être aussi bien employée dans les bonnes choses que dans les mauvaises: Et de fait c’est de là que les Poètes ont pris occasion d’inventer tant de sortes d’Épithètes et de termes Négatifs; comme quand faisant mention d’un Concert de voix seule, ils l’appellent Melos Achordon, Alyron, comme qui dirait un Concert où il ne se trouve ni Luths ni autres Instruments à corde; car tout cela marque simplement privation. Après tout, quoique ces termes Négatifs ne disent rien d’eux-mêmes, néanmoins ils ne laissent pas d’être beaucoup estimés dans les Métaphores qui sont fondées sur une analogie.

[NdT: « Ce qui manque à la fin de ce Chapitre est l’Exemple qu’Aristote apporte de ces termes négatifs, qu’il dit être estimés lorsqu’ils contiennent une Métaphore analogique. Il finit donc ainsi: Par exemple, comme de dire de la Trompette, que c’est to aluron melos. <Dans la trad. Chiron, “le son de la trompette est une musique sans lyre”.> Pour faire entendre ceci, je suppose qu’on sait ce que c’est que Proportion et Analogie. Posons donc quatre termes, la Trompette d’une part, et ensuite le Son qu’elle rend, qui n’a point de nom propre; Et d’une autre part le Luth que les Grecs appellent Lyra, et encore ensuite son Harmonie, que l’on distingue par le nom Melos. Cela posé, je dis que, puisque ces termes sont analogiques, le même rapport qu’il y aura du Son de la Trompette, à la Trompette; le même sera du Luth à son Harmonie appelée Melos: Et par conséquent il s’ensuit Que chacun de ces termes pourra réciproquement être transféré de l’un à l’autre, c’est-à-dire, Qu’il sera permis d’attribuer par métaphore à la Trompette le nom Melos, ainsi que fait le Poète duquel Aristote cite ici l’exemple: Mais comme [p. 396] Melos exprime quelque chose de trop doux pour être dit de la Trompette si absolument; le même Poète voulant modérer cette hardiesse et trouver quelque tempérament à sa métaphore, s’est servi du mot Alyron terme négatif, afin de corriger ce qu’il semblait avoir dit trop licencieusement; Or ce terme de soi ne signifie rien de positif, et ne sert qu’à montrer Que lorsque le mot Melos est attribué à la Trompette, on ne doit point croire pour cela que son harmonie soit aussi douce ni aussi délicate que celle du Luth; et c’est en quoi consiste la grâce qu’Aristote remarque, à cause de l’analogie. »]