ANTITHESIS / ANTITHÈSE
t. 1 p.74
Quelquefois l’Orateur établit un simple contraste entre deux idées qui se prêtent un jour mutuel par leur opposition. C’est ce que l’on nomme antithése, & nous en parlerons quand nous en serons venus à l’article des figures.
t. 2 p. 140-149
< Manchette : Antitheses.>
Nous disons donc que lorsque dans une phrase les mots sont tellement arrangés, qu’un nom répond à un nom, un verbe à un verbe, une préposition à une autre préposition, ou à [t. II, p. 141] elle-même, cette symmétrie est un ornement pour le discours. C’est ce que l’on appelle Distribution, ou Antithese. M. Fléchier abonde en ces sortes d’ornemens. Dans l’Oraison funebre de M. le Chancelier le Tellier, parlant de son entrée dans les charges, & de la conduite que cet illustre Magistrat y tint dès le commencement, il en peint le sens & la sagesse par des Antitheses, & il y oppose le portrait des mœurs contraires, qu’il exprime par le même tour. « Les plaisirs, dit l’élégant Orateur, ne troublerent pas la discipline de ses mœurs, ni l’ordre de ses exercices. Il joignit à la beauté de l’esprit, & au zele de la justice, l’assiduité du travail, & méprisa ces ames oisives, qui n’apportent d’autre préparation à leurs charges, que celles de les avoir désirées ; qui mettent toute leur gloire à les acquérir, non pas à les exercer ; qui s’y jettent sans discernement, & s’y maintiennent sans mérite ; & qui n’achetent ces titres vains d’occupation & de dignité, que pour satisfaire leur orgueil, & pour honorer leur paresse. » Il est certain que ces distributions symmétrisées [t. II, p. 142] ont de quoi plaire, & que les pensées, qui sont solides, se font mieux recevoir avec l’accompagnement des Anthitheses.
< Manchette : Elles doivent porter sur un fond vrai & solide.>
Premiere condition dans l’emploi de ces Figures, si on veut leur donner quelque mérite : c’est qu’elles portent sur un fond vrai & solide, & qu’elles ne roulent pas sur des mots vuides de sens.
Les folies de l’amour, ou ressenties, ou contrefaites par art, ont inspiré aux Poëtes mille Antitheses misérables. Bertaut dit de lui-même, lorsqu’il pensoit à rallumer une passion qu’il avoit éteinte,
« Il me sembloit qu’en rentrant en prison
Je m’acquérois l’Empire de la terre. »
Si au contraire il veut peindre ce qu’il avoit souffert des égaremens de l’amour, il se plaint des étranges détours,
« Où, dit-il, me cherchant j’ai perdu tant de jours,
Où me perdant j’ai trouvé tant de peines. »
Je ne finirois pas si je voulois recueillir ici toutes les extravagances de cette espece. J’aime mieux en faire sentir le ridicule par l’Antithese également juste & agréable, que me fournit [t. II, p. 143] Boileau contre ces Poëtes langoureux,
« Qui toujours bien mangeant meurent par métaphore. »
< Manchette : Elles ne doivent point être trop multipliées.>
La seconde loi par rapport aux Antitheses, est d’en éviter le trop fréquent usage. Quand elles ne contiendroient rien que de vrai & de juste, leur trop grand nombre suffiroit pour les décréditer. L’agrément en est remarquable & saillant & ; c’est une loi de la nature, comme nous le dirons ailleurs, que toutes les choses qui causent un plaisir plus vif, sont précisément celles dont on se dégoûte le plus aisément. Aussi le mérite de l’Eloquence de M. Fléchier, quoique solide & judicieuse, est un peu déparé par ce tour uniforme d’Antithese, qu’il donne presque à toutes ses pensées. Ce tour, en même tems qu’il est agréable, a quelque chose de petit. Il prouve que l’attention de celui qui parle ou qui écrit, se porte beaucoup vers les mots : & c’est des choses qu’il faut s’occuper. Un peu de négligence dans le style avec un fond de pensées vraies & nobles, marque dans l’Orateur un esprit élevé. C’est le caractere de l’Eloquence de M. Bossuet, dont [t. II, p. 144] je vois de jour en jour la gloire s’accroître.
< Manchette : Elles ne conviennent point au style de mouvement.>
Une troisieme regle en ce qui regarde les Antitheses, est de ne les point employer dans les endroits qui demandent du mouvement. M. Rollin, qui n’aimoit pas à critiquer, a cependant remarqué, comme je l’ai déja dit, que les Antitheses nuisent à la grandeur dans ce morceau de M. Fléchier, qui par lui-même a de l’élévation & du pathétique <Oraison funebre de M. de Turenne>. « O Dieu terrible, mais juste en vos conseils sur les enfans des hommes, vous disposez & des vainqueurs & des victoires. Pour accomplir vos volontés, & faire craindre vos jugemens, votre puissance renverse ceux que votre puissance avoit élevés. Vous immolez à votre souveraine grandeur de grandes victimes ; & vous frappez, quand il vous plaît, ces têtes illustres que vous avez tant de fois couronnées. »
Opposons à cette beauté très-parée le beau simple & uniquement riche de son propre fond. M. Bossuet, dans l’Oraison funebre de Madame Henriette d’Angleterre, Duchesse d’Orléans, traite une pensée semblable [t. II, p. 145] en lui laissant toute sa force, qu’il n’amollit par aucun fard. Après avoir cité le passage du Pseaume : O Dieu, vous avez fait mes jours mesurables, & ma substance n’est rien devant vous, il y joint ce commentaire : « Il est ainsi, Chrétiens : tout ce qui se mesure, finit ; & tout ce qui est né pour finir, n’est pas tout-à-fait sorti du néant, où il est sitôt replongé. Si notre être, si notre substance n’est rien, tout ce que nous bâtissons dessus, que peut-il être ? Ni l’édifice n’est plus solide que le fondement, ni l’accident attaché à l’être, plus réel que l’être même. Pendant que la nature nous tient si bas, que peut faire la fortune pour nous élever ? Cherchez, imaginez parmi les hommes les différences les plus remarquables : vous n’en trouverez point de mieux marquée, ni qui vous paroisse plus effective, que celle qui releve le victorieux au-dessus des vaincus, qu’il voit étendus à ses pieds. Cependant, ce vainqueur enflé de ses titres, tombera lui-même à son tour entre les mains de la mort. Alors ces malheureux vaincus rappelleront à leur [t. II, p. 146] compagnie leur superbe triomphateur, & du creux de leur tombeau sortira cette voix qui foudroie toutes les grandeurs <Isaïe. c. 14. v. 10> : Vous voilà blessé comme nous, vous êtes devenu semblable à nous. Que la fortune ne tente donc pas de nous tirer du néant, ni de forcer la bassesse de notre nature ».
< Manchette : A moins qu'elles ne soient exigées par le sujet même.>
Dans ce morceau il se trouve des Antitheses. Mais elles ne sont point entassées : elles naissent du sujet : elles servent à la preuve. « Quand les choses qu’on dit sont naturellement opposées les unes aux autres », dit M. de Fénelon <Dialogue sur l'Eloquence>, « il faut en marquer l’opposition. Ces Antitheses là sont naturelles, & font sans doute une beauté solide : alors c’est la maniere la plus courte & la plus simple d’exprimer les choses ». Phocas, dans l’Héraclius de Corneille <Acte IV. scêne 3>, voyant Héraclius & Martian se disputer le titre de fils de Maurice, & ne vouloir ni l’un ni l’autre être regardés comme fils de Phocas, s’écrie avec une douleur amere :
« O malheureux Phocas ! O trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi :
Et je n’en puis trouver pour régner après moi. »
[t. II, p. 147] Ici l’Antithese est la chose même : & elle devient non-seulement brillante, mais pathétique.
Reprenons en deux mots ce que nous avons dit des Antitheses. Elles sont agréables par elles-mêmes : nous avons un goût naturel pour la symmétrie. Mais la solidité de la pensée doit leur servir de base : il faut en user avec sobriété & discrétion : elles ne conviennent point au style de mouvement, à moins qu’elles ne sortent si naturellement de la chose même, qu’elles ne donnent aucun soupçon de recherche.
Figures consistantes en jeux de mots.
De l’Antithese naît la pointe, & elle en est l’abus.
« Belle Philis, on désespere
Alors qu’on espere toujours. »
Les Rhéteurs se sont donné la peine d’examiner & de compter toutes les différentes manieres dont on peut tourner un mot, pour le présenter sous des sens différens, & produire ainsi des allusions ingénieuses : & ils en ont créé des Figures, dont chacune a son nom. C’est un travail dont l’objet [t. II, p. 148] est petit, & l’utilité encore moindre.