Jean-Baptiste Crevier, 1765 : Rhétorique française

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Jean-Baptiste Crevier, Rhétorique française (1765), Paris, Saillant, 1767, 2 tomes, t. II, p. 119-121.

< Manchette : De  l’Antonomase. Deux especes d'Antonomase.>

V. L’Antonomase, fort bien définie par M. du Marsais, met un nom commun pour un nom propre, ou bien un nom propre pour un nom commun. Dans le premier cas, on veut faire entendre que la personne ou la chose dont on parle, excelle sur toutes celles qui peuvent être comprises sous le nom commun : & dans le second cas, on fait entendre que celui dont on parle ressemble à ceux dont le nom propre est célébre par quelque vice ou par quelque vertu.

< Manchette : Exemples de la premiere espece.>

Roi est un nom commun. Les sujets d’un Prince désignent leur maître, en disant simplement le Roi, & ce nom est alors déterminé à signifier la personne de celui qui regne sur eux actuellement. Nous disons de même l’Orateur Romain pour marquer Cicéron, l’Orateur Athénien pour Démosthene. 

Rien n’est plus usité que ces sortes d’expressions, sur-tout dans le style noble. Il y a une sorte d’emphase à [t. II, p. 120] substituer un nom commun au nom propre, dont l’usage est plus simple & plus ordinaire : & ce tour a encore le mérite de laisser quelque chose à deviner. Il a lieu néanmoins aussi dans le style familier, comme quand nous disons Monsieur pour faire entendre le Maître de la maison, ou quand les Romains disoient la Ville pour Rome. 

On appelle aussi Antonomase une courte définition mise en la place du nom propre, quoiqu’elle ne convienne qu’à celui dont on parle. Les Romains disoient le destructeur de Carthage & de Numance, pour désigner noblement le second Scipion l’Africain : & dans l’Ode sur la prise de Namur, le Poëte, au lieu de nommer Louis XIV, dit

« C’est Jupiter en personne,
Ou c’est le Vainqueur de Mons. »

La comparaison du Prince avec Jupiter est grande & magnifique. Mais l’Antonomase, que je remarque ici, est dans cette expression, le vainqueur de Mons, qui exprime Louis XIV. par un de ses plus glorieux exploits de guerre. 

< Manchette : Exemples de la seconde.>

La seconde espece d’Antonomase [t. II, p. 121] est lorsqu’un nom propre est employé pour faire entendre une idée générale. Cicéron, dit Quintilien, n’est plus le nom d’un homme, c’est le nom de l’Eloquence. Aussi ce nom signifie-t-il Orateur dans ces vers badins de la Fontaine :

« ….Certains Cicérons, 

Vulgairement nommés larrons. » 

C’est ainsi qu’on dit un Sardanapale, pour exprimer un voluptueux ; un Néron, quand on veut faire entendre un Prince cruel à l’excès : à quoi Racine fait allusion, lorsqu’il met dans la bouche d’Agrippine cette espece de prédiction adressée à son horrible fils,

« Et ton nom paroîtra dans la race future ;
Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure. »