Bernard Lamy, 1712 : La Rhétorique ou l'Art de parler

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Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’Art de parler (5ème éd., 1712), éd. Ch. Noille-Clauzade (1998), Paris, Florentin Delaulne, 1715, p. 64-75 ; p. 214-228.

p. 64-75

CHAPITRE XIII. De l'ordre et de l'arrangement des mots. 

Ce n'est pas une chose aussi aisée qu'on le pense, de dire quel est l'ordre naturel des parties du discours ; c'est-à-dire, quel est l'arrangement le plus raisonnable qu'elles puissent avoir. Le discours est une image de ce qui est présent à l'esprit, qui est vif. Tout d'un coup il envisage plusieurs choses, dont il serait par conséquent difficile de déterminer la place, le rang que chacune tient, puisqu'il les embrasse toutes, et les voit d'un seul regard. Ce qui est donc essentiel pour ranger les termes d'un discours, c'est qu'ils soient liés de manière qu'ils ramassent et expriment tout d'un coup la pensée que nous voulons signifier. Néanmoins, si nous voulons trouver quelque succession d'idées dans l'esprit, comme l'on ne peut concevoir le sens d'un discours, si auparavant on ne sait quelle en est la matière, on pourrait dire que l'ordre demande que dans toute proposition le nom qui en exprime le sujet soit placé le premier ; s'il est accompagné d'un adjectif, que cet adjectif le suive de près : que l'attribut soit mis après le verbe qui fait la liaison du sujet avec l'attribut : que les particules qui servent à marquer le rapport d'une chose avec une autre, soient insérées entre ces choses ; enfin que tous les mots qui lient deux propositions, se trouvent entre elles.

Aussi voyons-nous que les peuples qui expriment sans art leurs pensées, se sont assujettis à cet ordre. Les anciens Francs parlaient comme ils pensaient. Ils ne cherchaient point d'autre ordre que celui des choses mêmes, et les exprimant selon qu'elles se présentaient à leur esprit, ils rangeaient leurs paroles comme leurs pensées se trouvaient disposées dans leur conception. On pense d'abord au sujet d'une proposition : l'esprit ensuite le compare, et en assure quelque chose, ou il nie cette chose selon le jugement qu'il fait ; ainsi le sujet occupe la première place, ensuite l'action de l'esprit qui juge est avant la chose qui est niée ou affirmée. Dans notre langue le nom qui exprime le sujet de la proposition va devant ; après on place le verbe et suit le nom qui marque l'attribut. Cet ordre est naturel, et c'est un des avantages de notre langue de ne point souffrir qu'on s'en écarte. Elle veut qu'on parle comme l'on pense. Pour penser raisonnablement il faut considérer les choses avec cet ordre, que premièrement on s'applique à celles dont la lumière sert à faire découvrir les autres. Il faut donc que les paroles soient placées selon que leur sens doit être entendu, afin qu'on puisse apercevoir le sens de celles qui suivent. Le génie de notre langue, c'est qu'un discours français ne peut être beau si chaque mot ne réveille toutes les idées l'une après l'autre selon qu'elles se suivent. Nous ne pouvons souffrir qu'on éloigne aucun mot, qu'il faille attendre pour concevoir ce qui précède ; ennemis pour cela des parenthèses et des longues périodes. Aussi notre langue est propre pour traiter les sciences, parce qu'elle le fait avec une admirable clarté, en quoi elle ne cède à aucune être. Il ne s'agit donc en enseignant que d'être clair

Mais il faut avouer que ce n'est pas tant une vertu qu'une nécessité à notre langue de suivre l'ordre naturel ; ce qui est commun avec toutes les langues dont les noms n'ont ni genre, ni cas. Il faut dans un discours qu'il paraisse où se doivent rapporter les parties dont il est composé. Nous ne parlons des choses que pour marquer ce que nous en jugeons, à quoi nous les rapportons. Si cela ne paraît, le discours est confus. Qu'on dise en latin Deus fecit hominem, ou hominem fecit Deus, il n'y a aucune ambiguïté. On voit bien que ce n'est pas l'homme qui a fait Dieu, parce qu'hominem étant à l'accusatif, et Deus au nominatif, on connaît que c'est ce nominatif qui agit sur l'homme ; mais dans notre langue, Dieu a fait l'homme, et l'homme a fait Dieu, n'est pas une même chose. C'est le seul ordre qui distingue celui qui agit d'avec celui qui est le sujet de l'action ; quand on dit, Dieu a fait l'homme, l'on marque que c'est Dieu qui agit. Sans cet arrangement ces mêmes mots ont un sens contraire ; au lieu qu'en latin hominem fecit Deus, ou hominem Deus fecit, ou fecit hominem Deus, ou Deus fecit hominem, est une même chose.

Les Latins et les Grecs ne sont donc pas obligés de s'assujettir comme nous à l'ordre naturel. Il y a même lieu de contester si c'est un défaut dans leur langue de s'en dispenser ; car outre que ce renversement, comme on l'a fait voir, quand il est réglé ne cause point d'obscurité, on peut dire que le discours en est même plus clair et plus fort. Lorsqu'on parle on ne veut pas seulement marquer chaque idée qu'on a dans l'esprit par un terme qui lui convienne ; on a une conception qui est comme une image faite de plusieurs traits qui se lient pour l'exprimer. Il semble donc qu'il est à propos de présenter cette image toute entière, afin qu'on considère d'une seule vue tous ses traits liés les uns avec les autres comme ils le sont ; ce qui se fait dans le latin, où tout est lié, comme les choses le sont dans l'esprit. Dans cette expression, hominem fecit Deus, on voit que ce mot hominem, n'est pas là sans suite, qu'il se doit rapporter à quelque nom ; et que toute l'expression hominem fecit Deus, représente la pensée de celui qui parle, non par parties brisées, mais toute entière. Ce premier mot hominem, ne signifie rien ; il faut pour découvrir ce qu'il signifie, envisager toute l'expression ; ce qui oblige de la considérer toute entière. On peut dire qu'en français chaque mot fait un sens. Dieu a fait ; cela a un sens, mais ces mots hominem fecit, n'en ont aucun qu'après qu'on y a joint le nominatif Deus. En quelque langue que ce soit on n'aperçoit jamais parfaitement le sens d'une expression qu'après l'avoir entendue toute entière ; ainsi l'ordre naturel n'est pas si absolument nécessaire qu'on se l'imagine, pour faire qu'un discours soit clair. Celui qui dit hominem fecit Deus, ne considère l'homme que dans ce rapport qu'il a avec Dieu qui est son Créateur. Cet accusatif marque ce rapport. Ajoutez que le retardement que souffre le lecteur, et l'attente qu'on lui donne d'une suite, le rendent beaucoup plus attentif. L'ardeur qu'il a de découvrir les choses s'augmente, et cette attention fait qu'il les conçoit plus facilement. Aussi les expressions latines sont plus fortes étant plus liées. Le renversement qu'on y fait lie une proposition, et la ramasse en quelque manière ; car le lecteur est obligé pour l'entendre d'envisager toutes les parties ensemble, ce qui fait que cette proposition le frappe plus vivement. Encore une fois, tout est coupé en français. Nos paroles sont détachées ; c'est pourquoi elles sont languissantes, à moins que les choses dont on parle n'en soutiennent le tissu.

Je l'ai dit, il ne faut pas s'imaginer que l'esprit forme ses pensées avec tant de lenteur, que les choses auxquelles il pense ne se présentent à lui que successivement. D'une seule vue il voit plusieurs choses. On peut donc dire qu'un arrangement est naturel lorsqu'il présente toutes les parties d'une proposition unies entre elles comme elles le sont dans l'esprit. Cela s'accommode mieux à notre vivacité naturelle. On perd patience lorsqu'on ne nous dit les choses que l'une après l'autre, d'une manière interrompue ; et par conséquent ennuyeuse à un esprit qui voudrait qu'on lui dit les choses tout d'un coup, comme il les voit. Celui qui a écrit Des Avantages de notre langue n'avait pas fait cette réflexion, lorsqu'il condamne la manière dont les Latins pouvaient arranger leurs paroles. Il tâche de les rendre ridicules. Il rapport ces paroles de Cicéron : Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat ? Ce qu'il traduit ainsi : Lequel car de nous lui mourant à Mantinée Epaminondas ne avec quelque compassion délecte-t-il point ? Sans doute que ce français est choquant, parce que ce n'est point ainsi qu'on parle en français, et que c'est l'ordre, comme nous avons dit, qui fait connaître où chaque chose doit se rapporter ; au lieu qu'en latin ce sont les cas, les genres. Aussi quelque renversement qu'on trouve dans les paroles latines de Cicéron, à moins qu'on n'ignore le latin, on ne peut y trouver d'obscurité. C'est en vain que cet auteur dit que les Romains pensaient en français avant que de parler en latin. Car un Français même ne tiendrait guère du génie de sa nation, s'il pensait successivement et distinctement à toutes les choses qu'il ne peut exprimer que les unes après les autres. On le sait si bien qu'un tour trop régulier rend le discours languissant. Quand on le peut on s'en écarte, et avec grâce. Il périt ce Germanicus si cher aux Romains, dans une armée où il eût eu moins à craindre les ennemis de l'Empire, qu'un Empereur qu'il avait si bien servi. Cela a bien plus de grâce que ce tour régulier : Ce Germanicus si cher aux Romains périt dans une armée, etc.

Néanmoins il ne faut pas conclure de tout cela qu'il soit permis aux Latins et aux Grecs de transporter leurs mots sans aucune modération. Il n'y a que de faibles écrivains qui prennent cette liberté, les bons l'ont condamnée ; car sans difficulté un mot ne doit jamais être trop éloigné du lieu où il se rapporte. Quand on y manque, c'est un défaut qui se pardonne, mais c'est lorsqu'il est rare ; et alors les grammairiens, comme nous l'avons dit, en font une figure qu'ils appellent hyperbate ; c'est-à-dire transposition, telle qu'est celle-ci dans ces vers de Virgile :

----------Furit imissis Vulcanus habenis
Transtra per et remos
.

Disons en faveur de la langue latine, que cette liberté qu'elle a lui donne moyen de rendre le discours plus coulant et plus harmonieux. Elle peut déplacer un mot de son lieu naturel sans que ce déplacement cause du désordre, pour le mettre ailleurs où sa prononciation s'accommodera mieux avec celle des mots qui le précéderont ou qui le suivront. Nous sommes extraordinairement gênés en français. Comme ce n'est que le seul ordre qui fait la construction ; c'est-à-dire qui fait connaître où chaque chose se doit rapporter, le génie de notre langue nous assujettit à l'ordre qui est usité, quand même il n'arriverait aucune obscurité si on ne le suivait pas : c'est une même chose que blanc bonnet ou bonnet blanc, noir chapeau ou chapeau noir, blanche robe ou robe blanche, cependant on ne peut pas dire l'un et l'autre. On est contraint de dire toujours un bonnet blanc, un chapeau noir, une robe blanche, comme au contraire il faut dire une belle femme, il n'est jamais permis de dire, une femme belle.

L'arrangement même, ce qui n'est point en latin, change le sens des mots, car sage femme, et femme sage, grosse femme et femme grosse, mort bois et bois mort, ne sont pas une même chose.

Il y a pourtant de certaines occasions où le renversement de l'ordre naturel est une beauté. Cette expression, comme disent les philosophes, est plus élégante que celle-ci, comme les philosophes disent.

Ce qui fait voir que si l'on ne peut souffrir les changements qui ne causent point d'obscurité, c'est souvent un caprice. Les Italiens ne sont pas si exacts observateurs de l'ordre naturel que nous. C'est une beauté de leur langue que de dire, il mio amore, pour l'amore mio : ils ne se mettent pas en peine que cela fasse quelque équivoque. Ils disent Alessandro l'ira vince : ce qui peut avoir deux sens. La coutume fait beaucoup. On conçoit aisément ce qui est dans les manières ordinaires ; ce qui fait qu'elles deviennent naturelles. Les Anglais arrangent leurs substantifs autrement que nous. The Kings Court, comme s'ils disaient du Roi la Cour.

Chapitre XIV. De la netteté et des vices qui lui sont opposés.

L'arrangement des mots mérite une application particulière, et l'on peut dire que c'est par l'art de bien placer les parties du discours que les excellents orateurs se distinguent de la foule : car enfin les mots sont dans la bouche de tout le monde, les orateurs ne les font pas ; il n'y a que la disposition de ces mots qui leur appartienne, et qui fasse dire qu'ils parlent bien.

Dixeris egregie, notum si callida verbum
Reddiderit junctura novum.

Je ne parle pas encore ici de cet arrangement qui rend le discours harmonieux, mais de celui qui le rend net. La netteté et la clarté sont une même chose. Un discours est net lorsqu'il présente une peinture nette et claire de ce qu'on a voulu faire concevoir. Pour peindre un objet nettement il en faut représenter les propres traits, donnant pour cela les seuls coups de pinceau nécessaires. Ceux qui sont inutiles gâtent l'ouvrage. La clarté dépend en premier lieu de l'arrangement des paroles. Lorsqu'on s'attache à l'ordre naturel on est clair ; ainsi le renversement de cet ordre, ou la transposition des mots trajectio verborum, est un vice opposé à la netteté. Notre langue ne souffre de transpositions que rarement. Ce n'est pas parler français, dit Vaugelas, que de dire : Il n'y en a point qui plus que lui se doive justement promettre la gloire. Il faut dire, Il n'y en a point qui plus justement que lui se doive promettre la gloire. C'est une transposition que d'éloigner trop un mot de celui qu'il doit suivre immédiatement, comme dans cet exemple, selon le sentiment du plus capable d'en juger de tous les Grecs, au lieu de dire, selon le sentiment de celui de tous les Grecs qui était le plus capable d'en juger. Il faut placer chaque mot dans le lieu où il répand plus de lumière. C'est une espèce de transposition que d'éloigner deux mots qui doivent s'éclaircir. Afin que cela n'arrive pas, il faut couper une phrase lorsque la fin est trop écartée du commencement ; autrement quand le lecteur est à la fin, il ne se souvient presque plus du commencement.

Le second vice contre la netteté est un embarras de paroles superflues. On ne conçoit jamais nettement une vérité qu'après avoir fait le discernement de ce qu'elle est d'avec ce qu'elle n'est pas ; c'est-à-dire, qu'après qu'on s'en est formé une idée nette qui se peut exprimer en peu de paroles. Le froment tient peu de place après qu'il est séparé de la paille. Aussi retranchant les paroles qui ne servent de rien le discours est court et net : par exemple, ôtant de l'expression suivante les paroles inutiles qui l'embarrassent : en cela plusieurs abusent tous les jours merveilleusement de leur loisir ; d'embarrassée qu'était cette expression vous la rendrez nette, la réduisant à ces termes : En cela plusieurs abusent de leur loisir. Il faut éviter de prendre de longs détours, il faut aller droit à la vérité.

On doit être exact à observer les règles de la syntaxe, ou de la construction. Ce n'est pas parler nettement que de dire : Il ne se peut taire ni parler ; car on ne dit pas se parler : ainsi il faut dire, Il ne peut se taire ni parler. Il y a des termes dont la signification vague et étendue ne peut être déterminée que par leur rapport à quelque autre terme ; se servir de ces termes, et ne pas faire connaître où ils se doivent rapporter, c'est vouloir user d'équivoques. Par exemple, qui dirait : Il a toujours aimé cette personne dans son adversité, il ferait une équivoque ; car le lecteur n'aperçoit pas où le pronom son doit se rapporter, si c'est à cette personne, ou à celui qui a aimé ; cette faute est très considérable. Or une des principales applications de ceux qui écrivent, doit être d'éviter de semblables équivoques, comme nous en avertit le plus judicieux de tous les rhéteurs, non seulement celles qui jettent le lecteur dans l'incertitude, quel peut être le véritable sens d'une expression ; mais celles même que la suite du discours éclaircit, et où personne ne peut être trompé. Il en donne des exemples pris de la langue latine. Vitanda in primis ambiguitas non hac solum quae incertum intellectum facit ; ut, Chremetem audivi percussisse Demeam ; sed illa quoque quae etiam si turbare nom potest sensum, in idem tamen verborum vitium incidit ; ut si quis dicat, visum a se hominem librum scribentem ; nam etiam si librum ab homine scribi pateat, male tamen composuerat, feceratque ambiguum, quantum in ipso fuit.

Comme dans le français nous ne marquons point les rapports des noms par des genres et par des cas, nous ferions à tous moments des équivoques, si nous n'employions les articles qui servent à déterminer le sens du discours. Ce serait une équivoque de dire l'amour de la vertu et philosophie ; car on ne marque point le rapport de ce mot philosophie, s'il le faut joindre avec la vertu, ou avec amour. Cette ambiguïté n'est point en latin : quand on dit amor virtutis et philosophiae, on voit que philosophiae étant au génitif comme virtutis, il faut joindre ces deux choses ensemble. Pour ôter cette équivoque dans cette expression française, il faut mettre l'article, l'amour de la vertu et de la philosophie. Dans l'usage des articles il faut distinguer l'article indéfini d'avec celui qui est défini, et ne pas mettre l'un pour l'autre. C'est mal parler que de dire je n'ai point de l'argent, lorsqu'on veut dire en général qu'on est sans argent. En cette occasion il faut écrire je n'ai point d'argent. Au contraire quand on ne parle pas en général, mais qu'on indique une chose déterminée, c'est une faute de se servir de cet article indéfini pour celui est qui est défini : dire, par exemple, donnez-moi d'argent, pour donnez-moi de l'argent.

C'est la nécessité qu'il y a d'éviter les équivoques qui nous fait rejeter les participes autant qu'on le peut, je dis autant qu'on le peut, car on est souvent obligé de s'en servir, parce qu'ils abrègent le discours. Le sens des participes est indéterminé dans notre langue, ils n'ont ni cas, ni genre : ainsi comme leur rapport ne parait pas, il n'y a que la suite qui le fasse apercevoir ; c'est pourquoi ils causent des ambiguïtés, comme dans cet exemple : Je l'ai aperçu sortant de l'Eglise, on ne sait si c'est moi qui sortais, ou celui dont je parle. Cette équivoque ne se fait point en latin ; car selon ce que je voudrai signifier, je dirai : Vidi eum egredientem Ecclesia, ou vidi eum Ecclesia egrediens. Pour éviter donc l'équivoque on est obligé de dire la chose d'une autre manière. Je l'ai aperçu lorsque je sortais de l'Eglise, ou lorsqu'il sortait de l'Eglise, selon le sens qu'on veut marquer. Vaugelas remarque fort bien que ce n'est pas assez de se faire entendre, mais qu'il faut faire en sorte qu'on ne puisse point n'être pas entendu. Il n'y a rien de plus opposé à la netteté, que le sont certaines expressions que ce même auteur appelle louches, parce que l'on croit qu'elles regardent d'un côté, et elles regardent de l'autre, comme est ce vers de l'oracle.

Aio te, AEacida, Romanos vincere posse.

Pyrrhus fils d'AEacidas, à qui s'adressait cet oracle, l'entendait de cette manière : O fils d'AEacidas, je dis que tu pourras vaincre les Romains, et le sens était que les Romains remporteraient sur lui la victoire. Les Grecs appellent ce vice amphibologie. Les parenthèses trop longues et trop fréquentes sont aussi opposées à la netteté : les exemples n'en sont pas rares dans les auteurs.

L'avis que j'ai donné de placer les particules dans les lieux où elles sont nécessaires, est très considérable. Comme nos membres ne feraient pas un corps s'ils n'étaient liés les uns avec les autres d'une manière imperceptible : aussi des paroles et des phrases ne font pas un discours, si elles ne sont liées si étroitement, que le lecteur soit conduit du commencement jusques à la fin, presque sans qu'il s'en aperçoive. Ce sont ces petites particules qui font cette liaison, qui font un corps de toutes les parties du discours, et en unissent les membres. Elles font la beauté et la délicatesse du langage : elles rendent le discours coulant et suivi : sans elles il est semblable à un corps disloqué, coupé et mis en pièces, du sable sans chaux, Arena sine calce, comme l'empereur Claude le disait du style de Sénèque. Ce défaut rend et languissant et désagréable tout ce que l'on dit. Le ménagement des particules est un des grands secrets de l'éloquence, particulièrement dans la langue grecque et dans la latine.

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CHAPITRE IV. De l'arrangement des mots. Ce qu'il y faut observer ou éviter.

C'est un effet de la sagesse de Dieu qui avait créé l'homme pour être heureux, que tout ce qui est utile à sa conservation lui est agréable. Le plaisir qui est attaché à toutes les actions qui peuvent lui conserver la vie, fait qu'il s'y porte volontairement. Nous n'avons pas de peine à manger, le goût que nous trouvons dans les viandes nous faisant trouver agréable la nécessité de le faire. Et ce qui autorise cette remarque que Dieu a joint l'utilité avec le plaisir, c'est que toutes les viandes qui servent d'aliments ont du goût : les autres choses qui ne peuvent être changées en notre substance, sont insipides.

Cet assaisonnement de l'utile avec le délectable, se rencontre dans l'usage de la parole : il y a une sympathie merveilleuse entre la voix de ceux qui parlent, et les oreilles de ceux qui entendent. Les mots qui se prononcent avec peine, choquent ceux qui les écoutent : les organes de l'ouïe sont disposés de telle sorte, qu’ils sont blessés par un discours dont la prononciation blesse ceux de la voix. Le discours ne peut être agréable à celui qui écoute, s'il n 'est facile à celui qui le prononce, et il ne se peut prononcer facilement sans qu'il soit écouté avec plaisir.

On mange plus volontiers les viandes délicates qui conservent la santé, et qui sont agréables au goût. On prête aussi plus facilement les oreilles à un discours dont la douceur diminue le travail de l'attention. Il en est des sciences comme des viandes dit saint Augustin, il faut tâcher de rendre agréable ce qui est utile. Quoniam nonullam inter se habent similitudinem vescentes atque discentes, propter fastidia plurimorum, etima ipsa sine quibus vivi non potest, alimenta condienda sunt. Le plaisir attire après lui tous les hommes, c'est lui qui est le principe de tous leurs mouvements. La prudence demande qu'on se serve de ce penchant pour les conduire là où l'on veut qu'ils aillent ; et qu'on gagne les oreilles, qui en fait de sons sont comme les portières de l'âme ; outre que le plaisir que nous donnons en parlant est précédé de notre propre utilité, le soulagement de celui qui parle faisant le contentement de celui qui écoute.

Dans toutes les langues polies ; c'est-à-dire dans celles des peuples qui ont écouté la raison, on y a toujours évité ce qui pouvait choquer les oreilles, ce qui a causé ces grandes irrégularités qu'on voit dans leurs grammaires ; car si on n'avait pour but que de se faire entendre, on le ferait d'une manière uniforme, comme le font les barbares. Ils ont peu de société entre eux, ils vivent presque comme des bêtes farouches ; ainsi faisant peu d'usage de la parole, ils ne pensent pas à polir leur langage, et ils ne s'aperçoivent pas de ce qu'il y a de rude. Les Hébreux, les Grecs et les Latins ne souffrent point d'expressions rudes. Ils les changent, quoiqu'elles soient conformes à l'analogie de la langue ; c'est-à-dire à la manière commune. Les Hébreux doublent quelquefois une consonne, ou ils la changent, ou ils l'accompagnent de voyelles longues ou brèves. On découvre assez facilement que ce n'est que pour rendre la prononciation plus aisée. Pourquoi change-t-on dans le grec les lettres douces en fortes, ou celles qui sont fortes en douces ; et pourquoi tantôt ajoute-t-on, et d'autres fois on retranche ; que de deux voyelles on n'en fait qu'une, et qu'en d'autres lieux on les sépare ? Cela ne se fait que pour la douceur de la prononciation. Les irrégularités n'ont point d'autres causes. Tous les noms se déclineraient de la même manière, et tous les verbes auraient les mêmes inflexions, si la douceur de la prononciation n'obligeait d'éviter les inflexions ordinaires à cause du concours de quelques consonnes qui ne s'accommodent pas ensemble. Il faut remarquer que les Grecs, aussi bien que les Orientaux, ont aimé les sons distincts et forts ; ils ont, par exemple, préféré, selon Denys d'Halicarnasse, les lettres doubles aux lettres simples, ce qui ferait que la rudesse serait plus sensible dans leurs langues, s'ils n'avaient eu soin de l'éviter ; car les faux tons d'une trompette sont plus remarquables que ceux d'une flûte douce. Dans la langue française les sons ne sont pas si forts ; c'est pourquoi si elle n'est pas capable d'une si grande harmonie, elle n'est pas sujette à une si grande rudesse, qu'il serait très difficile d'éviter à cause qu'elle est assujettie à l'ordre naturel que nous ne pouvons pas renverser, non plus que celui que l'usage a une fois autorisé ; car quoique blanc bonnet et bonnet blanc ce soit une même chose, on ne dira jamais le premier qu'en riant.

Avant que d'entreprendre la recherche de ce qui peut rendre un discours harmonieux, tâchons premièrement de découvrir ce qu'il faut éviter dans l'arrangement des mots ; quelles fautes on y peut commettre, et qu'est-ce qui rend la prononciation difficile. Le premier pas qu'on doit faire pour arriver à la sagesse, est de s'éloigner du vice. Sapientia prima stultitia caruisse. Outre cela, dans ce qui regarde les sens, tout ce qui ne choque pas est agréable, comme dit saint Augustin : Id omne delectat quod non offenditi.

Entre les lettres, les unes se prononcent avec plus de facilité, les autres avec peine : celles dont la prononciation est facile, ont un son agréable : celles qui se prononcent avec difficulté écorchent les oreilles. Les consonnes se prononcent avec plus de difficulté que les voyelles ; aussi leur son est moins doux et moins coulant. Il est bon de tempérer la rudesse des unes par la douceur des autres, plaçant des voyelles entre les consonnes, afin qu'elles ne se trouvent pas plusieurs ensemble. Quintilien dit agréablement qu'il en est des consonnes comme des pierres raboteuses, irrégulières, qui trouvent leur place dans une muraille, quand elles sont employées par un artisan.

La rudesse du concours des consonnes est sensible dans les langues du Nord. Le polonais, l'allemand, l'anglais seraient insupportables à ceux qui n'ont point encore endurci leurs oreilles à la rudesse de ces langues. La coutume fait qu'on ne s'aperçoit pas de ce que les mots ont de rude ; néanmoins on remarque, que selon les différents degrés d'inclination que les peuples ont eu pour la délicatesse, ils ont composé leurs mots de lettres ou plus ou moins douces : ils ont eu moins d'égard à suivre la raison, qu'à flatter les oreilles : c'est pour cette douceur de la prononciation que les Latins ont dit aufero pour abfero, colloco pour cumloco, comme l'analogie les obligeait de parler. On a obtenu de l'analogie qu'elle relâchât de ses droits en faveurs de la douceur de la prononciation. Impetratum est a consuetudine ut suavitatis causa peccare liceret.

Lorsque les consonnes sont aspirées, ou qu'elles se prononcent d'une manière toute contraire, on doit particulièrement en éviter le concours. Il y a des consonnes qui se prononcent la bouche fermée, comme est le p. Il faut pour prononcer les autres ouvrir la bouche : le c est de ce nombre. Ces consonnes ne peuvent marche de compagnie ; elles ne s'accordent pas, et on ne peut les prononcer immédiatement les unes après les autres sans quelque difficulté, parce qu'on est obligé presque en même temps de disposer les organes de la prononciation d'une manière différente.

Les consonnes se prononcent avec peine, les voyelles avec facilité ; mais cette grande facilité qui est accompagnée d'une grande vitesse, fait que l'on ne distingue pas assez nettement leur son, et que l'une de ces voyelles ne s'entend pas ; ainsi il se fait un vide dans la prononciation, et une confusion qui est désagréable. En prononçant plusieurs voyelles de suite, il arrive presque la même chose que lorsque l'on marche sur du marbre poli ; la trop grande facilité donne de la peine ; on glisse, et il est difficile de se retenir. En prononçant ces deux mots, hardi, écuyer, si l'on ne fait quelque effort pour s'arrêter un temps considérable sur la dernière lettre du premier mot, nisi intersistat, et laboret animus, le son de i, fin du mot hardi, se confond avec la voyelle E, par où commence le mot suivant, écuyer ; ce qui empêche que les oreilles ne soient satisfaites, ne pouvant distinguer assez clairement ces deux différents sons.

Pour empêcher ce concours, ou l'on retranche une des voyelles qui se trouvent ensemble, ou bien l'on insère une consonne pour remplir le vide qui se ferait sans cet artifice ; c'est pour cette raison que nous disons en notre langue, qu'il fit pour que il fit : a-t-il fait pour a il fait : fera-t-il pour fera il. Quand une des deux voyelles a un son assez fort pour se faire distinguer, cet artifice est inutile. Ce soin d'arranger les mots doit être sans inquiétude : on ne doit pas considérer comme des fautes considérables, les manquements qui se font dans cette partie de l'art de parler : Non id ut crimen ingens expavescendum est, ne nescio an negligentia in hoc, an sollicitudo sit pejor. Je ne sais ce que l'on doit éviter davantage ou l'inquiétude, ou la négligence, dit Quintilien. La négligence a cet avantage, qu'elle fait juger qu'on s'applique plus aux choses qu'aux paroles : Indicium est hominis de re magis quam de verbis laborantis. Mais enfin naturellement, selon qu'on a plus de politesse, on évite ce qui est rude, ou on l'adoucit : on supprime quelque lettre, on l'on en insère. Les personnes polies prononcent nous marchons, comme s'il y avait nou marchons ; il parle, comme s'il y avait i parle. Pour éviter le bâillement on fait sonner la consonne dans ces mots, nous allons ; vous irez. On insère des lettres, comme au lieu de mon ami, on prononce mon nami ; au lieu de ton âme, on prononce ton nâme, selon la remarque d'un savant académicien.

La prononciation change continuellement, soit parce qu'on la veut adoucir, soit par caprice ; car en toutes choses il y a des modes. Cependant on ne change pas d'abord la manière d'écrire ; ainsi l'orthographe ne s'accorde plus avec la manière usitée de prononcer ; ce qui trompe les étrangers, et ceux qui ignorent les étymologies des noms. Nous écrivons toujours avec un ph, les noms qui viennent du grec, et qui commencent par un phi. Ceux qui savent quelque chose ne l'ignorent pas, et prononcent ph, comme f. Une dame qui n'en savait pas tant, lisant un livre où l'ancienne orthographe était observée, et phaisans était écrit pour faisans : croyant donc que la lettre h était inutile dans ce mot phaisans comme elle l'est souvent et prenant phaisans et paysans pour un même nom, s'écria qu'Eliogabale était bien cruel de se faire faire des pâtés de langues de paysans ; ce qu'elle croyait lire dans son livre.

C'est une question s'il faut écrire comme on prononce. Il y a un tempérament à prendre. Il faut que la nouvelle prononciation soit bien établie, et confirmée par un long usage, avant que de changer l'ancienne manière. Mais après cela je ne vois pas par quelle raison on retiendrait l'ancienne orthographe. Si c'est pour conserver les marques de l'origine de certains mots, pourquoi n'écrit-on pas estudier, establir, pour marquer que ces verbes viennent du latin studere, stabilire. On voit dans les anciennes langues, dans le grec, dans le latin, qu'on n'a point gardé cette règle ; au contraire il semble que les langues n'acquièrent leur perfection que lorsqu'elles sont tellement changées, qu'il est difficile de connaître leur origine.

CHAPITRE V. En parlant la voix se repose de temps en temps. On peut commettre plusieurs fautes en plaçant mal le repos de la voix.

La nécessité de reprendre haleine oblige d'interrompre le cours de la prononciation ; et le désir de s'expliquer distinctement fait qu'on choisit pour le repos de la voix la fin de chaque sens, pour distinguer par ces intervalles les différentes choses dont on parle. Naturellement quand on a commencé une action, on ne se repose qu'après qu'elle est faite, au moins au diffère de se reposer jusqu'à ce qu'une partie soit achevée. Ainsi ayant commencé de dire une chose, de l'exprimer, on continue jusqu'à ce qu'on achève cette expression. Il est donc naturel de ne reprendre haleine, ou de ne se reposer considérablement qu'à la fin d'un sens complet. L'on peut commettre deux fautes en distribuant mal ces intervalles. Si les expressions de chaque sens sont trop courtes, et par conséquent que la prononciation soit souvent interrompue, cette interruption diminuant la force de la voix, et la faisant tomber, l'esprit du lecteur qu'on devait tenir en haleine, se relâche, l'ardeur qu'il a se refroidit. Il n'y a rien qui fasse plus ralentir le feu d'une action, que la discontinuer, et de la faire à trop de reprises. Le travail rend l'âme vigoureuse et attentive ; l'oisiveté la plonge dans le sommeil et dans l'assoupissement ; Fit attentior ex difficultate, dit saint Augustin.

Lorsque les sens ne sont point trop coupés, et qu'il faut que l'esprit du lecteur attende quelque temps pour concevoir, ce retardement le tient en haleine : ce qui fait qu'étant plus attentif, il conçoit mieux le sens du discours. Nous avons dit dans le premier Livre, que les Latins pour ce sujet rejetaient à la fin de la sentence quelque mot, duquel dépend l'intelligence des premiers termes. Mais sans cette transposition et ce renversement de l'ordre naturel, il suffit pour empêcher que la prononciation ne soit trop souvent interrompue, de choisir des expressions un peu étendues qui contiennent un assez grand nombre de mots ; ou bien il faut que les choses qu'on exprime soient liées si étroitement, que les premiers mots excitent le désir d'entendre les derniers, et que la voix se repose après chaque sens, de telle sorte que l'on connaisse qu'elle doit aller plus loin.

Si une pensée est exprimée par un trop grand nombre de paroles, on tombe dans un autre excès. Comme on continue l'action qu'on a commencée, la voix ne se repose qu'à la fin du sens dont elle a commencé de prononcer l'expression. Si ce sens comprend donc trop de choses, la longue suite de paroles qu'il demande, et auxquelles il est enchaîné, échauffe les poumons, et épuise les esprits ; ainsi la prononciation en est incommode et à ceux qui parlent, et à ceux qui écoutent.

Une des plus grandes difficultés de l'éloquence, est de savoir tenir un milieu, et de s'éloigner de ces deux défauts. Ceux qui parlent sans art, et qui n'ont qu'un faible génie, tombent ordinairement dans le premier défaut ; à peine peuvent-ils dire quatre mots qui soient liés : chaque sens finit aussitôt qu'il commence. L'on n'entend que des car, enfin, après cela, ce dit-il, et autres semblables expressions dont ils se servent pour coudre leurs paroles détachées. Il n'y a point de défaut dans le langage si méprisable et si insupportable que celui-là. Ceux qui veulent s'élever, passent dans une autre extrémité. Les premiers marchent comme des boiteux ; ceux-ci ne vont que par bonds et par sauts ; de crainte de s'abaisser ils montent toujours : ils n'emploient que de grands mots, sesquipedalia verba. Ils ne se servent que de longues phrases, capables de mettre hors d'haleine les plus forts.

Il est facile d'abréger ou d'allonger le corps d'une sentence : on peut lier deux ou plusieurs sens, et ainsi soutenir le discours par une suite de mots qui ne fasse qu'un seul sens, sans qu'il soit besoin pour cela d'avoir recours à des phrases creuses et vides, et d'enfler son discours de paroles vaines. Au contraire si une sentence contient trop de choses qui demande un trop grand nombre de paroles, il est facile de couper les sens de cette sentence, les séparer, et les signifier par des expressions détachées, qui soient par conséquent plus courtes que celle qui en exprimerait tout le corps.

Nous prenons naturellement des dispositions conformes à l'action que nous allons faire. Nous allons vite sur un mot quand nous en devons prononcer un second ; c'est pour cela que les Hébreux changent les points ; c'est-à-dire les voyelles d'un mot, lorsqu'en le prononçant on le doit lier avec un mot qui suit, avec lequel il a un certain rapport. Ils changent, dis-je, les points qui sont longs dans des points brefs : ils l’abrègent afin qu'il se prononce vite. Ainsi au lieu de dire debarim Jehova, verba Dei, ils disent dibre Jehova. C'est la douceur de la prononciation qui fait dire grand'peine, grand'chère, grand'messe, contre la grammaire qui voudrait qu'on dît, grande peine, grande chère, grande messe. On en fait point ce retranchement lorsque le mot suivant est composé de plusieurs syllabes, et qu'il est nécessaire que la voix s'appuie pour les prononcer. On dit, grande clémence, grande miséricorde.

On peut encore commettre une troisième faute contre la juste distribution des repos de la voix. En commençant une sentence on élève la voix insensiblement, et à la fin du sens on la rabaisse. Les oreilles jugent de la longueur d'une phrase par l'élèvement de la voix : un grand élèvement de voix leur fait attendre plusieurs paroles ; si ces paroles attendues ne suivent pas, ce manquement qui les trompe leur fait de la peine, aussi bien qu'à celui qui parle. Il est difficile de s'arrêter au milieu d'une course : lorsque la nuit on est arrivé au plus haut degré d'un escalier sans s'en apercevoir, et que l'on croit pouvoir monter encore, le premier pas qu'on fait après on chancelle, et on ressent la même peine que si le plancher sur lequel on est, se dérobait de dessous les pieds. Toutes les particules explétives, comme sont notre pas, notre point, et les autres, ont été trouvées, pour tenir la place des mots que l'oreille attendait. Les Grecs ont un très grand nombre de ces particules, qui n'ont point d'autre usage que d'allonger le discours, et d'empêcher qu'il ne tombe trop tôt. Les oreilles sont également choquées d'un discours qui va trop loin ; tous les mots qu'elles n'attendaient pas sont importuns. Cicéron comprend tout ce que nous venons de dire, dans le passage que je vais rapporter en entier ; car il le mérite. Aures quid plenum, quid inane sit judicant : et nos admonens complere verbis quae proposuerimus, ut nihil desiderent, nihil amplius expectent. Cum vox ad sententiam expromendam attolitur, remissa donec concludatur arrectae sunt, quo perfecto completoque ambitu gaudent ; et curta sentiunt, nec amant redundantia. Idcirco ne mutilae sint et quasi decurtatae sententiae, hoc est non ante tempus cadant cavendum, ne quasi promissis aures fraudentur, aut productioribus, aut immoderatius excurrentibus laedantur.

Entre les défauts de l'arrangement des mots, on compte la similitude ; c'est-à-dire une répétition trop fréquente d'une même lettre, d'une même terminaison, d'un même son, et d'une même cadence. La diversité plaît ; les meilleures choses ennuient lorsqu'elles sont trop communes. Ce défaut est d'autant plus considérable, qu'il se corrige facilement ; il ne faut que passer les yeux par-dessus son ouvrage, changer les mots, les syllabes, les terminaisons qui reviennent trop souvent.

On marche avec peine par un chemin raboteux ; on ne peut manier un corps plein d'inégalités sans souffrir quelque douleur : une prononciation est aussi incommode et importune, lorsque sans aucune proportion, il faut tantôt élever la voix, tantôt la rabaisser, allant d'une extrémité à l'autre. Les mots, les syllabes qui entrent dans la composition du discours, ont des sons différents : le son des uns est clair, le son des autres est obscur : les uns remplissent la bouche, les autres se prononcent avec un ton faible. Tous ne demandent pas une même disposition des organes de la voix : cette différence fait l'inégalité de la prononciation. Pour soutenir le discours, et le rendre égal, il faut relever la cadence d'un mot trop faible par celui qui aura une forte prononciation, tempérer la trop grande force des uns par la douceur des autres, faire que la prononciation des mots qui précèdent, dispose la voix pour prononcer les suivants, et que dans ceux-là la voix se rabaisse par degrés.

Je pourrais donner quelques autres préceptes, mais ce que j'ai dit suffit pour faire réflexion à ceux qui veulent écrire avec soin sur ce qu'il est nécessaire de considérer dans l'arrangement des mots. La principale utilité, et presque la seule qu'on retire des préceptes, c'est qu'ils nous font prendre garde à de certaines choses auxquelles on ne pense pas. Pour vous persuader encore davantage de l'utilité des considérations que nous venons de faire sur l'arrangement des mots, remarquez, je vous prie, encore une fois, que les anomalies ou irrégularités qui se sont glissées dans les langues, y sont souffertes pour éviter les défauts que nous venons de censurer. Pourquoi dans l'hébreu cette multitude de points qui tiennent lieu de voyelles ? Pourquoi cette différence points longs, de points brefs, et de points très brefs, qui se changent selon les différentes inflexions des verbes, et la disposition des notes qui marquent les élévations, les rabaissements, et les repos de la voix ? Pourquoi enfin un scheva qui est un point qui tantôt se prononce, et tantôt ne se prononce point, si ce n'est pour rendre égale la prononciation, la fortifier par des points longs quand il en est besoin, et diminuer sa force par la brièveté des points dont on se sert quand l'égalité de la prononciation le demande.

La délicatesse des Grecs est connue de tout le monde. Considérez en passant comment pour éviter le concours trop rude de deux consonnes aspirées, ils changent la première dans une ténue qui lui répond…, comment ils ne se servent point de cet artifice lorsque l'une de ces voyelles est longue, et qu'elle a un son assez fort pour se faire distinguer...

Chacun peut faire les mêmes réflexions sur la langue latine, et généralement sur toutes les langues qui lui sont connues. Cette grande multitude de termes qu'a chaque langue, différents par leurs terminaisons, et par le nombre de leurs syllabes ; et cette abondance d'expressions, dont les unes sont courtes, les autres longues, n'ont été inventées que pour rendre le discours égal, et donner le moyen de choisir dans cette variété les paroles et les phrases les plus commodes, rejetant celles qui ne pourraient pas s'allier avec les autres, in compositione rixantes, et mettant en leur place celles qui sont plus accommodantes. Ce qui donne encore le moyen d'éviter la répétition trop fréquente des mêmes mots, et de diversifier le style, en quoi consiste en partie l'éloquence. Outre que c'est une marque de pauvreté d'employer toujours les mêmes expressions, lorsque le discours est fort varié, on ne s'aperçoit presque pas qu'on entend parler ; il semble qu'on voit les choses mêmes, ce qui n'arrive pas si les mêmes expressions reviennent trop souvent. Aussi les bons écrivains, après s'être servis d'un mot remarquable, ne l'emploient que lorsqu'ils croient que le lecteur ne s'en souvient plus. Les Grecs et les Latins ont pour cela plus de facilité et plus d'avantage que nous. Il ne nous est point permis de faire de nouvelles phrases. Nous sommes tellement assujettis à l'usage, que pour parler français ce n'est pas assez de se servir des termes ordinaires, il faut prendre les tours qu'on prend ordinairement.