Jean-Baptiste Crevier, 1765 : Rhétorique française

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Jean-Baptiste Crevier, Rhétorique française (1765), Paris, Saillant, 1767, 2 tomes, t. I, p. 378-383 ; t. I, p. 406-416 ; t. II, p. 65-72.

t. 1 p. 378-383

< Manchette : Leur arrangement.>

Ayant choisi ses moyens, l’Avocat doit penser à l’ordre dans lequel il les présentera. Avant tout il considérera si cet ordre ne lui est point dicté par la nature même de sa cause : ce qui fait pour lui une loi indispensable. C’est ce que M. Cochin savoit bien, & il a pratiqué soigneusement cette regle dans l’affaire du Prince de Montbelliard.

Son objet étoit de prouver la légitimité de celui pour qui il parloit, contre les attaques de ses freres, enfans du même pere, mais nés d’une mere différente. En commençant sa replique <T. V. p. 479>, M. Cochin observe que « pour se donner quelque avantage, le grand art qui a régné dans la défense des Barons de l’Espérance, (c’est le nom dont il appelle ses Parties adverses) a été d’en intervertir l’ordre naturel. Ils se sont attachés d’abord, dit-il, à étaler avec pompe les circonstances dont [t. I, p. 379] ils prétendent que le mariage de leur mere a été accompagné : ils en ont vanté la publicité : & croyant avoir prévenu par-là les esprits en leur faveur, ils sont retombés sur le mariage du Duc de Montbelliard leur pere avec la Comtesse de Sponek, (mere du Prince de Montbelliard) comme sur un titre suspect, énigmatique, & qui ne pouvoit être mis en parallele avec celui qu’ils défendent. L’intérêt de la vérité & l’ordre naturel des faits ne permettent pas de les suivre dans cette confusion. Il faut commencer par approfondir la vérité du mariage de 1695, avant que de porter son jugement sur celui de 1716. »

On voit par cet exemple de quelle importance est souvent dans une affaire l’ordre des preuves & des moyens. Les deux parties plaidantes sont aussi contraires dans la disposition de leurs matériaux, que pour le fond même de la question. L’intérêt de la cause leur dictoit ces routes opposées.

Si la cause n’impose point une nécessité déterminante de suivre un certain ordre, & qu’il soit libre à l’Avocat d’arranger ses moyens selon leurs [t. I, p. 380] degrés de force, on pourroit être tenté de croire qu’il devroit y procéder par une gradation qui iroit en croissant, & qui commenceroit par le plus foible pour s’élever successivement jusqu’à celui qui a le plus de force. Cette pratique sera bonne sans doute, si le premier degré est par lui-même capable de faire une impression bien avantageuse. Mais s’il est foible, elle est condamnée avec raison par Cicéron, qui fait ainsi parler Antoine <[De Orat. II.] 313>. « Je ne puis approuver la méthode de ceux qui placent en tête ce qu’ils ont de moins fort. Car l’utilité de la cause, exige que l’on réponde le plus promptement qu’il est possible à l’attente de ceux qui écoutent. Si vous n’y satisfaites pas tout d’abord, vous aurez beaucoup plus de peine & de plus grands efforts à faire dans la suite du plaidoyer. Une affaire va mal, si dès le premier instant où l’on commence à la traiter, elle ne paroît pas devenir meilleure. Que l’Orateur ne craigne point de se développer tout d’abord : qu’il ne fasse point de montre, & qu’il débute par un moyen puissant & capable de faire [t. I, p. 381] une forte impression. Seulement qu’il réserve pour la fin ce qu’il a de plus frappant & de plus décisif. Les moyens qui seront d’une vertu médiocre, sans être vicieux néanmoins, pourront se placer au milieu, & passer dans la foule. » Cette disposition est Homérique, comme Quintilien l’appelle <L. V. c. 12>, parce que dans l’Iliade, Nestor rangeant ses troupes, met à la tête ses Chars armés en guerre, qui en étoient l’élite ; à la queue, une brave & nombreuse Infanterie ; & au milieu, ce qu’il avoit de moins bons soldats.

La méthode de M. Cochin pour l’arrangement de ses preuves, perfectionnoit encore celle que nous venons de donner d’après Cicéron. Elle est ainsi exposée par l’Editeur de ses Œuvres <Préf. p. xvij.> : « Sa cause réduite à deux moyens, ou tout au plus à trois, il fait marcher le plus concluant à la tête, ensuite il le fait revenir à la discussion du second, & dans celle du troisieme. Ainsi sans laisser les Juges dans l’incertitude, la preuve va toujours en augmentant. Nul endroit de son discours n’est moins convaincant que l’autre, parce que [t. I, p. 382] le moyen victorieux communique par-tout sa vigueur. Il a eu soin de l’annoncer dans l’Exorde & dans la Narration. Quand après les moyens il résout les difficultés, il fait entrer ce grand moyen dans ses réponses : il le fait reparoître jusques dans la Péroraison. L’unité est donc gardée aussi étroitement, que s’il ne plaidoit que ce moyen principal. Il lui donne toute la prééminence qu’il doit avoir, sans cependant négliger les autres, qui peuvent quelquefois faire plus d’impression sur quelques-uns des Juges. »

Une maniere indiquée par Quintilien de faire valoir les preuves foibles est de les réunir & de les entasser, afin qu’elles se prêtent un mutuel secours, & qu’elles suppléent à la force par le nombre. Il apporte un exemple qu’il prend lui-même soin de former. Il suppose un homme accusé d’avoir tué celui dont il étoit héritier, pour jouir de sa succession ; & il accumule, pour prouver l’accusation, plusieurs circonstances. « Vous espériez, lui dit-il, une succession, & une ample succession : vous étiez dans l’indigence, & actuellement pressé par [t. I, p. 383] vos créanciers : vous aviez offensé celui dont vous deviez hériter, & vous saviez qu’il se disposoit à changer son testament. » Chacune de ces considérations, dit l’habile Rhétheur n’a pas un grand poids : mais toutes ensemble, elles ne laissent pas de frapper. Ce n’est pas un foudre qui renverse, mais une grêle, dont les coups redoublés se font sentir.

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CHAPITRE II. De l’arrangement des pensées dans le Discours.

< Manchette : Cette partie de la Disposition est la plus difficile.>

La Disposition générale du discours, & sa distribution en ses quatre principales parties, n’a rien de difficile. C’est une marche prescrite, qui n’est guere sujette à variation, & qui par conséquent laisse peu à faire au choix & au discernement de l’Orateur. L’ordre qu’il faut mettre dans les preuves entre elles, a plus de difficultés, & demande plus d’art & d’attention. Mais ce qui en exige le plus sans comparaison, c’est l’arrangement des moindres parties qui entrent dans la composition du discours, c’est-à-dire, des mots & des pensées. Nous remettons à parler de l’arrangement des mots, quand [t. I, p. 407] nous en serons à ce qui regarde l’Elocution. Ici nous donnerons quelques observations sur l’ordre & la liaison des pensées : matiere importante & néanmoins peu traitée dans les Rhétoriques, parce qu’elle n’est guere susceptible de préceptes, & qu’elle dépend principalement de l’esprit & du jugement de l’Orateur.

< Manchette : Inconvénient que doivent éviter les jeunes Orateurs.>

Je crois d’abord devoir avertir les commençans de se précautionner contre un inconvénient, qui naît de la fécondité même & de la vivacité de leur esprit. Lorsqu’un jeune homme étudie un sujet pour le traiter, il se présente à lui une foule d’idées. Sa vivacité le porte à vouloir dire tout à la fois. De-là il arrive que les phrases sont chargées, prolixes, & par conséquent obscures & embarrassées. C’est encore le moindre vice. Mais si le jeune Orateur ne se donne pas le tems de démêler ses idées, de les comparer, d’observer quelle est la principale, dont les autres ne sont que l’accessoire, quelle est la pensée qui est comme la racine d’une autre, quelle est celle qui n’est qu’une branche, & qui doit sortir de la tige, tout le discours sera confus, & d’un grand [t. I, p. 408] nombre de pensées très-bonnes se formera un mauvais résultat. Après cet avis préliminaire je vais tâcher d’expliquer en détail les regles & les exemples qui doivent guider l’Orateur dans l’arrangement des pensées entre elles : & pour cela je reprends l’idée générale de la disposition.

< Manchette : Regle & exemple de l'ordre que doivent garder ensemble les pensées du discours.>

Chaque chose doit être mise à sa place dans le discours, comme les différens corps de troupes & de soldats dans une armée. La division d’un Sermon annonce les deux ou trois principaux points sur lesquels il doit rouler : & chacun de ces points se subdivise en ses branches. Cette méthode qui nous est restée des anciens tems, où les Sermons n’étoient guere que des leçons scholastiques, est pratiquée exactement par nos Prédicateurs. Les Orateurs des autres genres ne s’assujettissent pas toujours à prononcer leur division d’une maniere si expresse ; mais il est nécessaire qu’ils l’ayent dans l’esprit, & que sans avertir toujours leur auditoire, ils reglent par elle tous leurs pas. Comme elle est plus sensible dans nos discours chrétiens, c’est un Sermon du P. Massillon que je prendrai pour exemple.

[t. I, p. 409] L’objet du Sermon pour le jour de Pâques dans son petit Carême est le triomphe de la Religion : il consiste en ce que par elle seule la gloire des Grands triomphe de leurs ennemis, de leurs passions, & de la mort même ; & cela à l’imitation de Jesus-Christ, qui par sa Résurrection triompha de ses ennemis, du péché, & de la mort. Voilà les trois principales parties du Discours, qui toutes ont un double regard, l’un au triomphe de Jesus-Christ, l’autre au triomphe de la Religion dans les Grands. L’ordre de ces trois parties entre elles est fixé par la nature des choses. Il seroit ridicule de commencer par la mort : & l’idée du triomphe sur les ennemis, comme plus simple, doit précéder celle du triomphe sur le péché & sur les passions.

Tout de même l’ordre naturel des branches de chacun des trois points est nécessaire. Le modele doit passer avant ce qui n’est que l’imitation. D’ailleurs le mystere de la Résurrection est le mystere propre du jour, & doit par conséquent être montré le premier. Mais le triomphe de la Religion est le sujet propre du [t. I, p. 410] Sermon, & par conséquent il demande d’être traité avec plus d’étendue. Et c’est précisément ce qu’a pratiqué l’Orateur. Pour s’en convaincre, il faut lire le Discours tout entier.

Ce que j’en ai dit jusqu’ici ne se rapporte qu’aux parties principales du Discours, & à leurs premieres subdivisions. Mais l’ordre n’est pas moins essentiel, dans les pensées qui servent au développement de chacune des idées plus générales. Entre ces pensées l’une doit être la premiere, l’autre la seconde, une autre la troisieme, & ainsi de suite : & il est besoin d’une grande habilité & d’une grande attention pour les placer dans l’ordre qui convient à chacune. C’est sur quoi il n’est pas possible d’établir des préceptes généraux. Je ne puis qu’en présenter un exemple, en analysant la premiere partie du discours que j’ai choisi pour modele.

Après avoir rappellé sa division générale qu’il étend un peu pour la rendre plus claire & plus nette, l’Orateur commence à traiter l’article du triomphe sur les ennemis, dont il marque deux especes, l’envie des hommes, & les disgraces de la fortune. [t. I, p. 411] Il offre d’abord aux yeux le grand modele, Jesus-Christ triomphant par sa résurrection de l’envie qui l’avoit persécuté toute sa vie, & des douleurs de la Croix, sous lesquelles avoit paru succomber son innocence.

Il applique ensuite l’exemple à son sujet, & prouve le triomphe des Grands par la force de la Religion, d’abord sur l’envie. 

Quelle est la marche naturelle pour parvenir à prouver ce triomphe ? C’est sans doute de faire voir que l’envie toujours attachée aux Grands, ne peut être vaincue par la gloire purement humaine, & qu’elle céde à celle d’une vertu fondée sur la Religion. C’est ce que fait l’Orateur, & il fortifie sa preuve de raisonnement par l’exemple de S. Louis, que les Rois voisins, loin d’être jaloux de sa gloire, prenoient pour arbitre de leurs querelle [sic]. Mettez l’exemple avant la preuve de raisonnement ; mettez le triomphe de la piété sur l’envie avant l’impuissance de la gloire humaine pour la vaincre : vous renversez l’ordre, & vous gâtez entiérement le discours.

Suit le triomphe de la vertu [t. I, p. 412] Chrétienne sur les disgraces. L’Orateur commence par observer que les adversités sont l’apanage inévitable de la condition humaine, & que la Royauté même n’en affranchit pas : ce qu’il prouve par l’exemple de Louis XIV, bisaïeul & prédécesseur du Roi devant qui il parloit. Son regne, le plus long & le plus glorieux de la Monarchie, a fini par des revers & par des disgraces : & l’Orateur plaçant ici un éloge, qui entre tout-à-fait dans son sujet, observe que ce grand Prince sut, par sa piété, élever sur les débris d’une gloire humaine une autre gloire plus solide & plus vraiment immortelle.

Cet exemple n’est traité qu’incidemment. La preuve directe de la proposition consiste en une comparaison de la Religion & de la Philosophie, l’une puissante pour vaincre les adversités, l’autre inutile & trompeuse. « La plaie qui blesse le cœur, dit l’Orateur Chrétien, ne peut trouver son remede que dans le cœur même. Or la Religion toute seule porte son remede dans le cœur. Les vains préceptes de la Philosophie nous prêchoient une [t. I, p. 413] insensibilité ridicule, comme s’ils avoient pu éteindre les sentimens naturels sans éteindre la nature elle-même. La Foi nous laisse sensibles : mais elle nous rend soumis ; & cette sensibilité fait elle-même tout le mérite de notre soumission. Notre sainte Philosophie n’est pas insensible aux peines : mais elle nous rend supérieurs à la douleur. » Pour éviter la longueur, je ne transcris point le reste du morceau, qui est pourtant fort beau, & qui se termine par cette pensée tout-à-fait noble, & puisée dans le sujet. « Le monde se vante de faire des heureux : mais la Religion toute seule peut nous rendre grands au milieu de nos malheurs mêmes. »

Dans l’analyse que je viens de faire, on a senti que tout marche & se suit : tout est lié, une pensée amene l’autre : & voilà la perfection, & en même tems la grande difficulté de l’art de parler & d’écrire. Despréaux disoit de la Bruyere, dont les caracteres, comme l’on sait, sont tracés par pensées détachées, que cet Ecrivain en se dispensant des transitions, s’étoit affranchi de ce qu’il y a de plus difficile dans l’art. Il n’est point [t. I, p. 414] permis à l’Orateur de se donner une pareille liberté. Des pensées détachées peuvent faire un livre : elles ne feront jamais un discours. « Il ne suffit pas, dit Quintilien <L. VII. c. 10>, que les pensées soient mises en leur place : il faut qu’elles se lient ensemble, & qu’elles soient si bien jointes que la couture ne paroisse point. Le discours doit faire corps, & non pas des membres séparés les uns des autres. Ce seroit un grand vice, si vos pensées mal assorties venoient comme de différens endroits se rencontrer, pour ainsi dire, sans se connoître, & se heurter les unes les autres. Il faut au contraire que chacune d’elles tienne par des liens naturels avec celle qui précede & celle qui doit suivre. De-là il arrivera que le discours n’aura pas seulement le mérite de l’ordre, mais celui de faire un tout continu, sans hachures & sans interruptions. » La Transition produit cet effet : nous en parlerons dans l’article des Figures, parmi lesquelles on la range assez communément.

< Manchette : De cet ordre bien gardé naît le mérite du tout-ensemble, & l’unité du sujet.>

Un discours bien distribué, dont toutes les parties se tiennent, & dont [t. I, p. 415] les pensées s’amenent les unes les autres, aura le mérite du tout-ensemble, grand & excellent mérite, & auquel n’atteignent que les esprits supérieurs. C’est le premier précepte de l’Art Poétique d’Horace : & l’observation en est indispensable pour le Poëte, qui fait lui-même sa matiere. L’Avocat la reçoit toute faite, il n’en est pas le maître : & si sa cause renferme plusieurs prétentions disparates, plusieurs intérêts, plusieurs demandes, qui ne se rapportent point les unes aux autres, & qu’il voulût faire un tout de ces parties respectivement étrangeres, il ne formeroit pas un corps naturel, mais un assemblage monstrueux, tel que celui qu’Horace décrit dans les premiers vers de son Art Poétique. Disons donc que si sa cause est une, & susceptible du tout-ensemble, il doit lui conserver & lui procurer avec grand soin cet avantage. Si elle est composée de pieces disparates, & qu’elle se refuse à l’unité du sujet, ce seront plusieurs causes, plusieurs plaidoyers, qui devront chacun faire un tout bien proportionné & bien lié. C’étoit la pratique de M. Cochin, comme nous l’avons observé, [t. I, p. 416] & il peut être proposé pour modele aux Avocats en ce point essentiel.

Il en sera de même des discours dans le genre délibératif, lorsqu’ils embrasseront plusieurs & différens chefs de délibération.

Nos Orateurs sacrés s’astreignent constamment à l’unité du sujet dans les Sermons, dont toutes les parties se rapportent toujours à une proposition unique, qui est comme le mot & le signal de ralliement. Dans les Panégyriques des Saints & dans les Oraisons funebres, ils gardent aussi cette unité autant qu’il est possible : & malgré la diversité des événemens & des faits, qui partagent la suite d’une vie entiere, ils font si bien qu’ils trouvent un nœud ou un lien commun qui les réunisse : ou du-moins ils réduisent leur sujet à un petit nombre d’idées principales, qui en renferment toute l’étendue. C’est à quoi tendent nos Prédicateurs : & les écarts, s’il leur arrive d’en prendre, sont remarqués sans peine, & sévérement blâmés.

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Article II. De l’arrangement des mots.

Je ne considere point ici l’arrangement des mots par rapport au plaisir de l’oreille : c’est une matiere déja traitée. Je veux parler premiérement du pouvoir d’un mot mis en sa place, & en second lieu des heureuses combinaisons de mots, qui donnent au style un air de nouveauté & de hardiesse.

< Manchette. Pouvoir d’un mot mis en sa place.>

Dans notre langue les mots suivent communément l’ordre naturel des idées : le substantif passe avant l’adjectif, le nominatif avant son verbe, & ainsi du reste. Cet ordre est avantageux pour la clarté : mais uniformement observé, il rendroit le style languissant. On remédie à cet inconvénient par les inversions, qui sont [t. II, p. 66] très familieres dans le style oratoire, & qui produisant une légere suspension donnent de la vivacité au discours. Dans l’Oraison funebre du grand Condé, M. Bossuetaprès avoir employé la comparaison de l’Aigle, qu’on voit porter de tous côtés ses regards perçans, & tomber si sûrement sur sa proie, qu’elle ne peut éviter ses ongles non plus que ses yeux, fait ainsi l’application de la comparaison à son sujet : « Aussi vifs étoient les regards, aussi vîte & impétueuse étoit l’attaque, aussi fortes & inévitables étoient les mains du Prince de Condé. » Le tour de cette phrase est très-vif. Il languiroit, si les mots, au-lieu de l’arrangement que l’Orateur lui a donné, marchoient dans l’ordre Grammatical. Les regards du Prince de Condé étoient aussi vifs, son attaque étoit aussi vîte & impétueuse : & le reste.

Il est pareillement très-avantageux de produire une suspension d’un moment, par le renversement de l’ordre que devroient suivre naturellement deux membres de phrase. Le même Orateur, parlant des Grands dont la bonté n’est pas le partage, observe [t. II, p. 67] qu’il leur arrivera en conséquence d’être privés des douceurs de la société, qui sont le plus grand bien de la vie humaine. Il est clair que le dernier membre de cette phrase est amené par celui qui précéde& qu’ainsi l’ordre naturel de ces deux membres est celui dans lequel je les ai placés. Combien le discours devient-il plus vif par l’arrangement suivant lequel M. Bossuet les fait marcher ? « Ils demeureront privés éternellement du plus grand bien de la vie humaine, c’est-à-dire, des douceurs de la société. »

Il est quelquefois des mots qui ont une force particuliere, & qui par cette raison ne doivent point être confondus dans la phrase. Il faut les tirer de rang, & les placer ou à la fin de la phrase, ou dans quelque autre poste remarquable, qui attire sur eux l’attention, & qui les mette dans le cas de frapper leur coup. M. Bossuet nous fournira encore un exemple de cet utile arrangement. Il loue la noble fierté avec laquelle M. le Prince proscrit & fugitif, sut néanmoins soutenir l’honneur de son nom & de sa naissance. Etant en Flandre, sur les [t. II, p. 68] terres d’Autriche, il exigea que les Princes de cette Maison lui cédassent la préséance, «& la Maison de France, dit l’Orateur, garda son rang sur celle d’Autriche, jusques dans Bruxelles. » Ce trait, jusques dans Bruxelles, acheve de relever la fierté de courage du Prince, qui se fait rendre ce qui lui est dû par les Princes d’Autriche, jusques dans la ville Capitale des Pays-bas Autrichiens. Placé comme il est, ce mot ne peut manquer de faire son effet. Transporté de là en tout autre endroit de la phrase, il frappera beaucoup moins.

Dans les reproches que fait la Clytemnestre de Racine à Agamemnon, 

« Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
Que vos soins préparoient avec tant d’artifice,

& plus bas, 

« Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre.
L’orgueil de voir vingt Rois vous servir & vous craindre,
Tous les droits de l’Empire en vos mains confiés,
Cruel, c’est à ces dieux que vous sacrifiez. » 

Les mots barbare & cruel, sont tellement en leur place, qu’il n’est pas possible de leur en donner une autre, sans leur faire perdre une [t. II, p. 69] grande partie de leur force.

< Manchette : Heureuse combinaison des mots.>

C’est ainsi que le pouvoir est grand d’un mot mis en sa place. Mais l’arrangement qui combine les mots ensemble pour en faire de nouvelles & heureuses alliances, est encore un plus brillant ornement du discours. Il marque un génie riche & fécond, & plaît par une noble hardiesse : il ne peut partir que d’un esprit qui pensant avec force ou avec grace, crée des expressions qui répondent à son idée : il enrichit la langue en la seule maniere qui nous soit permise. Car l’Orateur ne crée point les mots : il les prend tels qu’ils sont dans l’usage commun & ordinaire des hommes : mais il les façonne comme une cire molle, & par d’ingénieuses & adroites combinaisons, il donne une forme nouvelle à ce qui est connu & manié de tous.

M. Racine le fils a excellemment traité cette matiere dans ses Réfléxions sur la Poésie, & je me fais une joie & un honneur de proposer les idées & les observations judicieuses d’un illustre ami, avec qui j’ai été lié dès l’enfance, & dont j’ai toujours fait profession d’estimer le talent, & [t. II, p. 70] de chérir la vertu. Chargé du poids de la gloire d’un grand nom, il n’en a point été accablé : il y a même ajouté le mérite singulier de consacrer uniquement la Poésie à des sujets dignes d’elle. Enfin il a su non-seulement faire des vers, mais réfléchir sur l’art : autant que ses ouvrages poétiques montrent de talent, d’ame & de feu, autant il fait preuve de jugement & de goût dans ses Réflexions sur la Poésie. Il y traite, ch. 3, art. 2, de la langue poétique, qu’il fait consister en ce que la Poésie employant les mêmes mots que la Prose, les range dans un autre ordre. Il remarque néanmoins en finissant, que les Poëtes n’ont pas seuls ce privilege, & que les Orateurs, emportés par le feu de l’Eloquence, usent quelquefois de la même hardiesse. M. Bossuet, qu’il appelle avec raison le Démosthene de la France, lui fournit la preuve & l’exemple de sa proposition. Il cite de lui cette belle expression : « sortez du tems & du changement, & aspirez à l’Eternité. » Expression toute neuve & aussi heureuse que hardie. Jamais personne avant M. Bossuet n’avoit dit sortez du tems, pour dire renoncez aux [t. II, p. 71] choses temporelles. Le tems ne paroît pas même une chose dont on puisse sortir autrement que par la mort. On sort d’un lieu, d’une ville, d’une maison. Mais l’idée de sortir & celle du tems ne sembloient pas pouvoir s’unir. Il n’appartenoit qu’à M. Bossuet de les faire aller ensemble. 

Ce grand & sublime Orateur est plein de semblables hardiesses. Il appelle l’arbre de vie un arbre d’immortalité <Histoire Universelle.>Parlant de la vie humaine abrégée dans les tems qui ont suivi le déluge, & de la marche de la mort devenue plus prompte & plus hâtive, & menaçant les hommes de plus près : « Comme ils s’enfonçoient, dit-il, tous les jours de plus en plus dans le crime, il falloit qu’ils fussent, pour ainsi parler, tous les jours plus enfoncés dans leur supplice. » Cette façon de parler, enfoncés dans leur supplice, étonne par sa nouveauté, mais elle plaît par sa hardiesse, qui est néanmoins accompagnée des correctifs nécessaires.

Du même goût sont toutes ces autres expressions hasardées avec énergie sans cesser d’être claires & naturelles, [t. II, p. 72] les cadavres qu’il nous faut manger pour nous assouvir, c’est-à dire, les chairs des animaux dont nous faisons notre nourriture ; l’Egypte envoyant ses Colonies par toute la terre, & avec elles la politesse & les 1oix : un empire d’esprit opposé à celui qu’on établit par les armes : des Rois qui privés de l’honneur d’être inhumés dans les tombeaux qu’ils s’étoient préparés, n’ont pas joui de leurs sépulcresCes expressions réunissent des mots qu’il n’est pas ordinaire de joindre ensemble ; & de pareils assemblages, peu usités, affranchis des regles communes du langage, frappent en même tems & charment l’auditeur ou le lecteur. Je dis charment : car le genre gracieux en est susceptible, aussi-bien que le style fort & nerveux, & nous aimons à lire dans un Poëte, qu’une bergere.

« Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornemens. »