Jean-Baptiste Crevier, 1765 : Rhétorique française

Définition publiée par Léonie Gémond

Jean-Baptiste Crevier, Rhétorique française (1765), Paris, Saillant, 1767, 2 tomes, t. 2, p. 112-119.

De l’Ironie. Définition de l'Ironie.

 

IV. L’Ironie est un Trope, par lequel on exprime tout le contraire de ce que l’on pense, & de ce qu’on veut faire entendre : le mot est Grec, nous disons en François contre-vérité. L’Ironie de Socrate est fameuse dans l’Antiquité. C’étoit le ton perpétuel que ce pere de la Philosophie Morale affectoit de prendre dans ses discours & dans sa conduite. Toujours il feignoit d’être ignorant, de chercher à s’éclairer par les lumieres qu’il supposoit devoir tirer de ceux avec qui il entroit en conversation. Il vantoit les réponses qu’ils lui faisoient, & ensuite il détruisoit peu-à-peu ces réponses, & leur en faisoit reconnoître à eux-mêmes la fausseté. Telle étoit la méthode qu’il employoit constamment, soit qu’il voulût instruire ses disciples, ou confondre les Sophistes.

 

Exemples.

 

L’Ironie est d’un grand usage dans l’Eloquence. Il n’est point d’homme de Lettres, qui ne connoisse & qui n’admire celle qui fait l’exorde du plaidoyer de Cicéron pour Ligarius. Mais je m’en tiens, suivant mon plan, aux exemples François : & je puis citer ici une Ironie très-finement tournée par le célébre Guillaume du Vair, dans un écrit qu’il composa durant les troubles de la Ligue. C’est une réponse, donnée sous le nom d’un Bourgeois de Paris, à un discours qu’avoit fait répandre dans le Public le Cardinal de Plaisance, Légat du Pape, & dévoué à la faction Espagnole. Ce discours avoit pour objet de persuader qu’il n’étoit permis de faire aucun accord avec le Roi Henri IV, qui bloquoit actuellement la ville. Le Bourgeois prétendu, qui réfute cette idée fanatique, représente, entre autres raisons, le triste état où est réduit Paris par la disette de toutes les choses nécessaires à la vie, & le danger que courent les Parisiens de périr de faim & de misere. Ensuite adressant la parole au Légat, il lui dit : «Or, Monseigneur, nous ne voulons pas vous persuader par ces raisons là. Car étant étranger, & grand homme d’Etat, il n’est raisonnable que vous ayez le sentiment si vif de nos miseres. Vous les contemplez comme celles que vous lisez dans les Histoires, ou comme celles de la guerre de Troie. » L’intention de l’Auteur de l’écrit est de faire comprendre aux Parisiens qu’ils ne doivent point écouter le Légat, qui n’étoit nullement touché de ce qu’ils souffroient. Il ne les exhorte point en termes exprès à la défiance. Au contraire il semble approuver & louer la façon de penser du Prélat Italien. Le coup ainsi porté avec adresse n’en est que plus capable d’aller à son but.

 

Toute la Satyre Ménippée, ouvrage ingénieux du même tems, est montée sur le ton ironique. Je me contenterai d’en tirer pour exemple un morceau de la harangue du prétendu Recteur Rose (a) dans l’assemblée des Etats de la Ligue. L’Ironie est du côté de l’Auteur. Car celui dans la bouche duquel on met la harangue, est supposé parler sérieusement. C’est un personnage ridicule, à qui l’on fait dire les choses du monde les plus absurdes. Ce qui est le comble du malheur pour l’Université (b), il le vante & le préconise, comme une situation souverainement avantageuse, dont il doit des actions de graces aux Chefs de la Ligue. «Tout est coy & paisible, dit-il : & vous dirai bien plus. Jadis du tems des politiques & hérétiques Ramus, Galandius, Turnebus, nul ne faisoit profession des Lettres, qu’il n’eust de longue main & à grands frais estudié, & acquis des Arts & Sciences en nos Colleges, & passé par tous les degrés de la discipline scholastique. Mais maintenant, par le moyen de vous autres Messieurs, & la vertu de la sainte Union, & principalement par vos coups du Ciel, Monsieur le Lieutenant, les Beurriers & Beurrieres de Vanvres, les Vignerons de Saint Cloud, les Carreleurs de Villejuifve & autres cantons Catholiques, sont devenus Maîtres-ès-Arts, Bacheliers, Principaux, Présidens & Boursiers des Colleges, Régens des Classes, & arguts Philosophes. » Tout l’ouvrage est dans ce goût. Il est fâcheux que la plaisanterie y dégénere assez souvent en un comique bas & burlesque, dont n’est pas même tout-à-fait exemt l’endroit que j’ai cité, ensorte que j’ai été obligé d’en retrancher quelques expressions.

 

 

<N.d.A. (a) Le Rectorat de Guillaume Rose est une supposition de l'Auteur de la harangue. Rose n'a jamais été Recteur, & il ne pouvoit pas l'être en 1594, étant depuis longtems Docteur en Théologie.>

 

<N.d.A. (b) Je ne crains point de déshonorer l'Université, en rappellant ici des malheurs dont elle n'étoit point la cause, mais la victime, & dont elle s'est si glorieusement relevée.

 

Espece particuliere d'Ironie.

 

On peut rapporter à l’Ironie une sorte de fiction, par laquelle l’Orateur donne quelquefois pour simple supposition ce qui est pourtant la vérité, mais qu’il ne veut pas dire crûment & en propres termes. M. Erard, plaidant pour un fils de famille, qui avoit été séduit par une fille de la Cour, de la premiere naissance, soutenoit que non-seulement le mariage étoit nul, mais qu’il n’étoit point dû des dommages & intérêts à la Demoiselle, dont la conduite étoit tout-à-fait décriée. Comme une telle raison est bien dure à alléguer en termes précis, au lieu d’argumenter d’après le vrai, il tourne le fait en supposition <p. 331>. « Supposons, dit-il, qu’une fille majeure, & plus que majeure, (je ne prétends désigner personne) instruite par une longue expérience, non-seulement dans les affaires & dans le commerce du monde en général, mais en particulier dans ce commerce que l’on appelle de galanterie ; une fille qui se soit rendue célebre par le nombre, par la diversité, par l’éclat des intrigues & des aventures qu’elle a eues ; qui soit non-seulement soupçonnée, mais convaincue dans l’opinion du Public, de déréglement dans ses mœurs ; qui ait pris si peu de soin de sa réputation, qu’elle n’ait plus rien à perdre de ce côté-là, & qu’il ne puisse y avoir d’homme assez dupe pour la rechercher pour une vertu, dont elle-même ne se pique pas. » L’Avocat expose de suite sous cette figure toute l’espece de la cause : & il conclut en ces termes : « Ne pourroit-on pas dire que demander des dommages & intérêts pour le tort fait à la réputation d’une personne déja décriée, comme nous la supposons, & chez qui cette vie précieuse de l’honneur seroit entiérement éteinte, ce seroit à-peu-près la même chose que si l’on vouloit faire punir comme meurtrier celui qui auroit frappé le cadavre d’un homme mort depuis plusieurs jours. » Personne n’est trompé à ce tour employé par l’Orateur. On entend parfaitement ce qu’il veut dire : & l’ironie, ou la fiction, comme on voudra l’appeller, n’a d’autre effet, que de marquer des égards pour la personne attaquée, & de la circonspection dans celui qui parle.

 

Cicéron avoit usé plus d’une fois d’une figure semblable en parlant de Clodia dans l’affaire de Coelius : & son exemple est ici imité par M. Erard, qui ressemble peut-être plus au goût de l’Orateur Romain qu’aucun autre de nos Avocats François.

 

Jamais l’Ironie n’a été plus finement ni plus agréablement maniée que par M. Pascal dans ses premieres Provinciales.