Jean-Baptiste Crevier, 1765 : Rhétorique française

Définition publiée par Léonie Gémond

Jean-Baptiste Crevier, Rhétorique française (1765), Paris, Saillant, 1767, 2 tomes, t. 2, p. 227-230.

La Prolepse est une Figure qui prévient les objections que l’on peut faire contre nous, & qui en les détruisant d’avance, rend inutiles dans la main de l’adversaire les armes dont il se promettoit notre défaite. On sent tout d’un coup quel est l’avantage de cet art. Un coup prévu ne fait plus la même impression : & si l’on me permet de donner ici l’exemple d’une Prolepse d’action, je citerai le fait de ce Sénateur Romain <Sen. De Benef. III. 27>, qui ayant mal parlé d’Auguste dans un repas, & sachant que ses discours inconsidérés & téméraires avoient été soigneusement recueillis par quelques-uns des convives, alla se dénoncer lui-même à l’Empereur, & obtint ainsi son pardon, & même une gratification considérable. Ceux qui se préparoient à se rendre ses délateurs, manquerent leur coup, parce qu’ils avoient été prévenus.

Une pareille ressource est souvent employée par les Orateurs. Autant qu’ils peuvent prévoir d’objections, ils se les proposent d’avance, pour en émousser la pointe, & en empêcher ou du moins diminuer l’effet. Les exemples s’en présentent par-tout. Je me contenterai d’en rapporter un tiré d’un Avocat illustre, & que néanmoins je cite peu, parce que son talent est noyé dans une érudition, qui étoit du goût de son tems, mais dont l’abondance nuit à l’éclat du génie. Je parle ainsi d’après M. d’Aguesseau <Quatrieme Instruction. T. I. p. 408>, au jugement duquel M. le Maître a « des traits qui font regretter que son éloquence n’ait pas eu la hardiesse de marcher seule, & sans ce cortége nombreux d’Orateurs, d’Historiens, de Peres de l’Eglise, qu’elle mene toujours à sa suite. »

Le plaidoyer de M. le Maître pour le Duc de Ventadour contre les habitans de deux bourgs, ses vassaux & ses sujets de fief, commence par une Prolepse, qui prévient & écarte les moyens que les adverses parties pouvoient opposer. « M. le Duc de Ventadour, dit l’Avocat,demande que les habitans de Charlat & de Chaumeyrac en Vivarais soient condamnés à faire rétablir ses deux châteaux qu’ils ont démolis en 1628, durant le siége de la Rochelle, non par un acte d’hostilité publique, mais par l’effet d’une animosité particuliere, & d’une insupportable félonnie. Il ne veut point contrevenir à la Déclaration du Roi de l’année 1628. Il ne veut point violer la loi d’amnistie & d’oubliance, si sainte & si nécessaire. Il ne veut point faire revivre par le discours ce monstre de rébellion, qui est enseveli pour jamais dans les ruines de la Rochelle. Il ne demande point le châtiment d’un crime : Sa Majesté les a tous pardonnés. Ce seroit être mauvais sujet, que de vouloir abattre une partie des trophées de sa clémence ; & mauvais concitoyen, que de poursuivre la punition de ceux qui ont trouvé miséricorde. Il ne demande point non plus le dédommagement de quelque perte reçue par un acte d’hostilité publique. Ce seroit contrevenir aux Edits de pacification. » On voit que les parties adverses prétendoient se défendre, en confondant un acte de félonnie particuliere contre leur Seigneur, avec les actes d’hostilités publiques, pardonnés par les Edits de pacification. Ils vouloient unir leur cause à celle de tous les Protestans de France. L’Avocat leur arrache tout d’un coup des mains ce moyen de défense, qui méritoit une grande considération, sur-tout dans un tems où le parti Protestant avoit encore des forces qui pouvoient le faire redouter.