INVENTIO / INVENTION (ART DE TROUVER DES PENSÉES)
CHAPITRE II. Maximes generales pour la conduite des jeunes Predicateurs dans l’acte de l’Invention.
I. Puis que la naissance, la moderation & le ménagement des Passions, ou au contraire, leur diminution, leur retardement & leur destruction, dépendent de la juste application de l’Evangile aux differens de besoins & usages des Auditeurs ; & que la perfection de cette application suppose la force de la confirmation [ p. 52 ] ou des preuves, il est vray de dire que l’excellence de ces trois fonctions du Predicateur, dépend de la bonté de la meditation qu’il en fait, & nous devons asseurer que la force de l’invention des pensées, avec la fermeté de l’impression qui s’en sait, dans la memoire, font l’excellence du Sermon, le merite du Predicateur, & la gloire de cette Sainte profession.
Cette verité est si constante que nous pouvons asseurer avec les Maistres de l’art. Si rem potenter conceperis, nec animus, nec sacundia in concione defutura sunt. Ce qui a fait dire à Saint Hierome, Quia firmiter concepimus, bene loquimur, si quidem talia in anima aquasi substantiam concoquenda, sunt conversa. En effet, comme il faut du temps à la nature pour faire la cuisson des alimens & pour la perfection des mouvemens de la vie, il en faut aussi pour la medita des pieces de l’Eloquence.
II. De toutes les choses qui contribuent le plus à la bonté de la découverte ou de l’invention des pensées, que nous avons dessein de découvrir ; à la fermeté de l’impression que nous voulons faire dans la memoire, de celles que nous avons découvertes, & qui conviennent le mieux au sujet que nous avons à traiter, il n’y en a point qui y contribuë davantage que les quatre qui suivent.
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La Quietude.
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Le Temps.
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Le Lieu.
L’Ecriture qui est propre pour fixer & [ p. 53 ] attacher, pour ainsi dire, les pensées qui pourroient s’échaper ou fatiguer l’imagination, & la memoire du Predicateur, dans la chaleur & dans l’acte de la meditation.
Ces quatre Circonstances sont si necessaires à la meditation, que le Philosophe à dit en quelqu’endroit, que la sagesse dèpend de la quietude & du repos de l’esprit, Sapimus per quietem. Aussi pouvons-nous asseurer, en ce lieu, que la meditation sur les mysteres de l’Evangile dépend de cette tranquilité, & que le Predicateur ne se prepare jamais mieux, que quand il joüit du repos : où par ce repos, nous ne devons pas entendre cette simple immobilité du corps, qui est opposée à la promenade ou à l’agitation ; mais principalement cette quietude d’esprit, qui suppose l’obeïssance ou la soûmission des Passions de l’ame, qui dépend de la tranquilité des esprits & du repos des humeurs, qui ne sont point agitées par des inpressions estrangeres, qui détournent l’esprit & qui l’assujetissent aux caprices de l’imaginative, à la sensibilité du corps, non plus qu’aux sollicitations de la cupidité & aux pointes de la faim & de la soif. Ce qui nous apprend que les lieux solitaires ou écartez, qui ne sont ny trop éclairez ny trop tenebreux, ny trop publics, sont sans comparaison les plus propres à la meditation : La diversité des objets agreables, n’y occupe pas beaucoup la veuë ny l’oüye ; & l’excez de la lumiere n’y dissipe ; pas les esprits qui sont les organes de l’imagination & de ses pensées. C’est le sentiment d’un celebre Autheur grec, qui asseure que la solitude est ingenieuse, ***, que l’un de nos Poëtes modernes a traduite fort élegamment en cette sorte.
Ah ! que j’aime la solitude !
C’est l’Element des beaux esprits.
C’est par elle que j’ay compris,
L’art d’Apollon sans nulle estude.
Ces mesmes considerations nous font connoitre que [ p. 54 ] que les heures du matin, sont les plus propres à ces sortes d’occupations : mais sur tout dans ces conjonctures de temps qu’on nomme saisons mortes ; où les divertissemens publics, les promenades, les ceremonies & les solemnitez, ne peuvent nous distraire en quelle maniere que ce puisse estre.
Enfin l’Ecriture qui arreste les pensées sur le papier, contribuë beaucoup à nous rendre maistre de toutes les productions de nostre esprit, pour en disposer librement, sans le secours de laquelle, l’esprit se fatigue à conserver une pensée qu’il vient de polir pendant qu’il travaille à une autre, & qui bien souvent sans elle nous échapent & se perdent toutes deux.
Joignez à cela que l’Ecriture & sur tout l’impression, (comme le sçavent ceux qui font imprimer de leurs Ouvrages) rendent en quelque façon nos pensées, estrangeres, estant hors de nous sur le papier imprimé ce que la simple écriture ne peut faire comme l’impression, à cause que nous reconnoissons nostre main, & ainsi estant fixées sur le papier, elles agissent sur nostre veuë lors que nous les lisons, & sur l’oüye, lors qu’on nous les lit, ou que nous les lisons à haute voix ; & que comme telles, elles font plus d’impression sur l’esprit, & se gravent beaucoup mieux en nostre memoire. C’est ce que l’experience nous apprend, & ce que Ciceron remarque au second de son Orateur. Alio tempore cogitandum quid dicatur, alio tempore dicendum ; que duo quidam ingenio freti, conjungunt minus recte commodeque. Ce n’est pas que nous veüillions dire qu’il faille toûjours, ainsi que de jeunes gens, écrire jusqu’aux moindres choses, & dire jusqu’aux moindres paroles qui sont sur le papier, qui seroit aux Maistres une horrible & insuportable servitude, qui fatigueroit trop l’imagination & la memoire, qui fort souvent apporteroit du desordre dans l’action, & qui feroit également la confusion & du Predicateur & de l’Auditeur, qui souffre quelquefois davantage dans cette peine que le Predicateur même. Mais nous ne parlons icy que des choses [ p. 55 ] principales qu’il faut écrire, ou les pensées, ou les expressions, ou les figures, ou les curiositez ; sur lesquelles, nous pouvons faire des reflexions plus facilement, quand elles sont écrites & exposées à nos yeux & à nostre censure, que quand elles sont simplement dans l’imagination ; estant tres vray qu’il est assez difficile, en même temps, de bien penser & de bien juger des pensées. C’est ainsi qu’en usoit l’Orateur d’Athenes, qui se glorifioit de ne declamer jamais en public que des choses, qu’il n’avoit pas seulement couchées sur le papier, mais encore gravées, pour ainsi dire, sur le cuivre & sur le marbre. Non tantum scripta, sed etiam sculpta se dicturum professus est. Le celebre Loüis Vives, est dans le même sentiment, lors qu’il dit, Vtilissimum est qua memoriâ continere cupimus, ea scribere ; neque enim alster infiguntur stylo in pectus quàm in chartam ; videlicet quoniam attentio in co quod ipsi scribimus diutius immoratur, itaque magis suppetit tempus ut illud adharescat. Arist. 7. Phys. 3.
III. Il n’y a rien qui contribuë davantage à la naissance des passions & des mouvemens de l’ame, ou au contraire à leur aneantissement, que l’invention des pensées, des ornemens & des curiositez du discours & de leur disposition. C’est pourquoi l’invention ou le dessein doit estre rare & impreveu, c’est à dire que les pensées & leur œconomie ou ordonnance, ne doit pas estre commune, mais qu’elle doit estre telle qu’elle puisse surprendre & donner de l’admiration, & principalement dans la conclusion ou application, qui est la partie du discours que le Predicateur reserve pour les mouvemens, qui doit estre la plus surprenante & la plus animée. [ p. 56 ]
Pour entendre la maxime precedente, il faut remarquer, suivant ce que nous avons déja dit, qu’il y a deux sortes d’Invention.
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Celle de doctrine ou des pensées.
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Celle des mouvemens ou des passions.
La premiere suppose l’ouverture du sujet, ou le dévelopement par les termes de l’explication qui sont la cause, le sujet &c. Qui fournissent des pensées, pour la simple connoissance du sujet, soit qu’elles viennent du sujet qui sont les accidens, soit qu’elles viennent du dehors qui sont les allusions, les semblables, les contraires, les sentences, les exemples, &c. mais sans avoir égard aux mouvemens, c’est à dire, sans passer de l’imagination de l’auditeur, aux mouvemens de sa volonté (& c’est cette même action que nous avons nommée l’inventaire) & la deuxiéme invention, qui est celle des mouvemens ou des passions, suppose la premiere, ou pour mieux dire elle suppose les pensées de la premiere, desquelles pensées cette deuxiéme invention fait l’ordonnance, la disposition ou l’économie qu’on nomme le dessein oratoire ; & le tout en veüe des passions qu’il faut émouvoir, ou qu’au contraire il faut destruire ou rallentir, comme sont le courage, la constance, le transport, ou au contraire, l’indignation, la colere, l’horreur & les autres de l’Irascible, mais ensuite des passions douces & moins emportées, qui sont celles du concupiscible, comme sont la surprise, le plaisir, la haine, le dedain, &c. qui sont les dispositis des grandes émotions qui supposent de fortes & de grandes preuves, & des applications hardies, les preuves dans le corps du discours & les passions dans l’Epilogue.
La rareté, la nouveauté & la surprise de l’une & de l’autre invention fait voir que dans la chaleur de la meditation il faut éviter toutes les pensées basses, communes, ordinaires, & triviales ou populaires, & qui peuvent facilement venir dans l’esprit des moindres Auditeurs : mais il faut remarquer que cette restriction & cét avis ne regarde que les pièces ou les [ p. 57 ] Sermons qui se sont pour les Auditoires fameux, delicats & sçavans, & que devant le Peuple qui n’a pas ces grandes lumieres des grandes villes qui sont les plus éclairées, le tout doit estre fort populaire, c’est à dire, accommodé à la portée & à la capacité du Peuple. Cette bassesse ou trivialité de pensées & mêmes destituées d’ornemens & d’ordonnance empesche la surprise, qui est le motif de l’admiration, comme l’admiration est la cause de l’affluence des Auditeurs qui fait la gloire & la satissaction d’un celebre Predicateur ; & aussi comme celle du jeune Predicateur qui ne fait encore que se disposer à publier l’Evangile. Et parce qu’ils sont redevables de leur estime & de leur reputation à la beauté de leurs Predications, nous devons avoüer que l’excellence de leurs desseins, la delicatesse de leurs pensées, la richesse des ornemens, la force des raisonnemens & la grace de l’action, sont le premier mobile qui donne le branle & le mouvement à toutes les langues & à toutes les plumes qui travaillent à leur immortalité, ou pour mieux dire à la publication de leur gloire. En effet Ciceron écrivant à Brutus, ne dit-il pas ? Eloquentiam ego nullam esse existimo, qua admirationem non habet. Ce que Saint Augustin explique d’une admirable maniere en ces termes. Mox ut intellectum aliquid esse constiterit, aut sermo finiendus, aut in alia transeundum ; sicut enim gratus est qui cognoscenda enubilat, sic onerosus qui cognita incultac. L. 4. de Doct. Christ. c. 10. Aussi voyons-nous par experience que ceux qui en usent autrement & qui bien loin de proposer quelques belles pensées, qui surprenent, qui plaisent & qui touchent, n’en exposent que de basses, qui ne sont capables d’exciter que le degoût & que le sommeil, dans le commencement, l’abscence ou le desert dans la suite, & enfin le mépris & la suite, au prejudice des mysteres de l’Evangile. Il est donc vrai qu’il n’y a que la nouveauté des pensées ou du moins celle de la maniere de les debiter, de les enrichir & de les animer, qu’on appelle l’invention, le dessein, la disposition, [p. 58 ] l’expression, le tour, l’ornement & l’action, qui plaisent, qui instruisent & qui touchent le plus sensiblement & le plus agreablement.
Je sçai bien que les pensées doivent estre populaires, & qu’elles ne doivent pas s’élever audessus de la capacité du Peuple, ainsi que nous venons de l’insinuër en passant : mais il faut aussi qu’on nous avoüe, que si les pensées doivent estre faciles, à cause de la foiblesse des Auditeurs ; elles doivent aussi, en reconpense, estre brillantes, afin de les surprendre agreablement, par leur nouveauté & par celle de leur tour & de leurs ornemens. Et comme tous les Genies sont d’une même nature, sans qu’ils soient tous excellens Predicateurs, la surprise des pensées faciles ne dépend pas moins de l’art ou de l’industrie pour les découvrir dans le sujet & hors du sujet, pour les faire venir en memoire, quand on en a besoin, que des choses mêmes. Ce qui fait que dans le transport de cette agreable surprise, la plus part des Auditeurs se sentent sollicitez à se dire à eux-mêmes. Mon Dieu que ce Predicateur me plaist, & que j’ay de satisfaction à l’entendre ! I’entens tout ce qu’il dit, mais ce qui me plaist d’avantage & que je ne puis me lasser d’admirer, c’est que son esprit surprend le mien, à tout moment, qu’il le meine où il ne pense pas, qu’il me touche & qu’il m’èmeut, sans que ie puisse m’en deffendre ; mais avec tant d’adresse & par des inventions si agreables & si particulieres, que ie ne puis imaginer & par des expressions si faciles que ie ne les puis assez admirer ? Tant est vray ce que dit Ciceron sur ce sujet. Eloquentiam ego nullam esse existimo, qua admirationem non habet. Il faut donc que le Predicateur ne dise que des choses qui plaisent, ou du moins d’une maniere si agreable, qu’elles maintiennent les Auditeurs dans leur attention, & qu’ainsi il fasse honneur à sa profession, à son caractere & à l’Evangile ; ce qui luy paroistra d’autant plus facile que les sentimens de sainteté, & de pieté, sont infiniment plus touchans & plus propres à émouvoir, que ceux qui [ p. 59 ] sont civils & profanes. C’est la pensée du grand Vives. Recepta Christiana Religione passi sunt Principes ut Presbyteri ad populum de rebus sacris loquerentur. Ita sacri Concionatores priscis illis Oratoribus successerunt, sed dissimillimo successu : nam quantò illis superiores sumus rebus, tanto in persuadendis sententiis, argumentis, dispositione, actione & partibus omnibus Eloquentia, illis sumus superiores. Ce qui nous fait dire que si l’Eloquence a beaucoup plus de pouvoir quand elle est employée dans l’exposition des veritez de l’Evangile, que ces mêmes veritez ont beaucoup plus de graces quand elles sont aconpagnées des ornemens de l’Eloquence : d’où vient que l’un des premiers & des plus grands souhaits de Saint Augustin estoit de voir Saint Paul en Chaire, & de l’oüir parler des mysteres de l’Evangile. L. Vives, de Causis corruptæ Eloquentiæ.
IV. Puis que l’Invention oratoire est une action de l’esprit qui nous porte à la recherche & à la découverte des choses qui font le plus à nôtre sujet & dedans & dehors le sujet même, que nous appellons les pensées internes ou domestiques, & les externes ou les estrangeres, comme sont sur tout les semblables, les contraires, les exenples, les sentences, &c. Nous devons dire que la meilleure & la plus judicieuse est celle qui nous en éloigne le moins.
En effet nous ne devons nous servir de ce mouvement de la Raison que pour découvrir les pensées ou les considerations les plus propres & les plus remarquables qui se peuvent tirer de l’Evangile que nous avons en main & que nous étudions, & ensuite pour les anplifier selon les plus belles regles de l’anplification, dont elles sont capables & les Auditeurs aussi : & on ne peut pas nier que chaque sujet n’ait quelques [ p. 60 ] paroles, quelques expressions & quelques circonstances qui sont plus considerables & mieux acommodées aux circonstances ou conjonctures, les unes que les autres. Comme si nous avions à traiter ce beau passage du IX. de Saint Matthieu. Vt sciatis filium hominis habere potestatem remittendi peccata, Nous devons examiner ces paroles preferablement à toutes les autres, Vt scietatis, & cette autre, Filium hominis, & cette troisiéme enfin, habere potestatem, comme celles qui sont les plus dignes de consideration, qui ont le plus d’enphase, & qui marquent plus que les autres que la remission des pechez est le plus grand & le dernier des Miracles du Fils de Dieu. Ou cét autre passage qui contient l’Histoire de la veuve de Naïm, dans lequel les deux principales considerations doivent estre faites sur les deux Personnes qui s’y rencontrent, qui sont la Veuve & le Fils unique, ensuite l’adjoint de la Veuve qui est l’extrème affliction, & enfin, l’enlevement du corps de son Fils qu’on avoit déja porté hors la ville. D’où nous devons recüeillir que ces trois principales circonstances doivent estre les trois principales considerations de ce sujet de l’Evangile, pour faire connoistre qu’elle estoit à plaindre.
Mais pour reüssir dans cette sorte de Discussion, & faire sortir d’un sujet, par maniere de dire, tout ce qu’il contient & de telle sorte qu’aucune pensée ne s’échape, il faut l’appliquer, le confronter, ou le conpasser aux circonstances ou adjoints d’un sujet oratoire, qui sont conprises dans le vers suivant.
Quid ? Quis ? Ubi ? Quotiesque ? Quibus ? Cur ? Quomodo ? Quando ?