Joseph de Jouvancy, 1710 : Candidatus rhetoricae

Définition publiée par Mattana-Basset

Joseph de Jouvancy, L’Élève de rhétorique (Candidatus rhetoricae, 1e éd. 1710, 1e trad. 1892), édité par les équipes RARE et STIH sous la direction de D. Denis et Fr. Goyet, Paris, Classiques Garnier, 2019, septième partie, "De la composition épistolaire", p. 466-479. 

Définition publiée par RARE, le 08 juin 2020

SEPTIÈME PARTIE

DE LA COMPOSITION ÉPISTOLAIRE

 

CHAPITRE 1

QUALITÉS D’UNE LETTRE ET PARTIES DONT ELLE SE COMPOSE

 

Les principales qualités d’une lettre sont la brièveté, adroite toutefois, et bien appropriée au sujet ; ensuite une manière de s’exprimer précise, < concise > et exempte de toute prétention à la période ; enfin un langage familier se rapprochant du langage habituel, mais non dépourvu cependant d’une grâce naturelle, et exempt de faux brillant et de fard oratoire.

Les lettres se composent des mêmes parties que le discours, mais presque dissimulées et dans une moindre mesure. Ce sont l’exorde, la confirmation, la réfutation et l’épilogue. De temps en temps, on emploie le récit, si le sujet s’y prête, et ce récit est inséré dans l’exorde lui-même, ou bien est ajouté juste après.

L’exorde se tire presque toujours de quelque circonstance de temps, de lieu, de personne, et surtout du fait ou du motif pour lequel on écrit la lettre. Quelquefois l’exorde est brusque, comme lorsqu’on a à exprimer une grande douleur, ou un excès de joie, d’admiration, d’étonnement < etc. >.

Comme toutes les lettres se ramènent à l’un des trois genres d’éloquence, la confirmation doit se tirer des lieux propres au genre démonstratif, judiciaire ou délibératif dont il a été parlé longuement dans ce volume. Dans le chapitre III des exercices préparatoires, nous avons énuméré les différentes espèces de discours, et les classes auxquelles les lettres peuvent ordinairement se ramener, savoir les lettres de félicitations, de consolation, d’avis [monitoriae], de reproches, de recommandation, pour se justifier [apologeticae], etc. Nous avons exposé les arguments propres à chacune de ces classes, et nous avons indiqué comment [quae structura] on devait les employer. Il ne nous reste qu’à donner des exemples empruntés à Cicéron, à Pline et à Sénèque.

 

 

< CHAPITRE 2

EXEMPLES DE LETTRES TIRÉS DE CICÉRON

 

Pour que notre petit ouvrage ne croule pas sous une charge excessive – sa brièveté, dans une si grande richesse de matière, en fait tout le prix –, nous nous contenterons de recueillir des exemples de lettres dans les premiers livres des Lettres familières de Cicéron, et d’indiquer en quelques mots leur composition [structura].

 

Livre I

Il contient des lettres à P. Lentulus, presque toutes d’un seul genre et d’une seule manière : elles sont narratives ou informatives. Le Roi d’Égypte avait été chassé de son royaume par sa sœur : Rome a décidé qu’il fallait l’y rétablir. Lentulus et Pompée briguaient cette mission de l’y rétablir. Cicéron était du côté de Lentulus auquel il devait beaucoup, il le proclame au début de la première Lettre (Moi qui, par toutes sortes de services, etc.). La troisième Lettre est une lettre de recommandation (À Aulus Trebonius). Il tire son exorde des causes qui l’ont poussé à recommander Trebonius. À la fin, il demande pour son ami la protection de Lentulus. Dans la cinquième, il se justifie de ne pas faire assez avancer les affaires de Lentulus : ensuite, une consolation et une exhortation à garder courage ; il promet qu’il ne lui manquera en nulle occasion (Bien que…). La sixième continue sur le même sujet mais avec une plus grande brièveté (Ce qui se passe). Au début de la septième, il se justifie auprès de Lentulus de lui écrire moins fréquemment : il répond ensuite en divers points à la lettre de Lentulus (J’ai reçu ta lettre).

 

Livre II

La première lettre a deux parties : la première contient la justification du fait qu’il écrit moins fréquemment à Curion ; la dernière, une exhortation à rechercher la vertu et la gloire (Bien que). La seconde Lettre est constituée de trois parties. Dans la première, il console Curion de la mort de son père, en évoquant la douleur qu’il en éprouve lui-même (D’un garant de poids…). Dans la deuxième (certains séparent cette partie de la première et veulent en faire une lettre spécifique qui serait la troisième), il conseille au même destinataire de ne pas donner de combats de gladiateurs aux obsèques de son père. Dans la troisième partie, il l’exhorte à la vertu. La sixième lettre (On n’avait pas encore entendu parler…) est une lettre de requête, ou de recommandation, mais un peu plus soignée, et dans laquelle on peut observer toutes les parties d’une bonne lettre disposées selon l’ordre. Il demande à Curion de veiller à ce que Milon soit fait Consul. Dans l’exorde il présente la raison qui l’a poussé à envoyer la lettre si vite : La grandeur de la chose a faitetc. Il éveille ainsi l’intérêt, et prépare l’esprit de Curion. Ensuite, il recherche sa bienveillance en formulant sa requête avec retenue et discrétion, en termes heureusement choisis (C’est une chose grave…) et en tirant argument de son désir de le payer de retour (Car ce n’est pas). Il ajoute la proposition et le sujet de la lettre (Pour moi, tout…). Il présente les causes de la requête. Premièrement, il demande une chose honorable (Jamais on…). Deuxièmement, la chose est facile à réaliser (Toi seul…). Troisièmement, sa requête est juste (Si [tu pouvais juger de] la force de ma mémoire…). Quatrièmement, il sera reconnaissant, et Milon aussi. Il conclut par ces mots : Considère cela seul.

La seizième lettre du même livre est aussi remarquable (C’est avec une grande douleur…). C’est une réponse à M. Coelius, dont la Lettre précède immédiatement la dernière du huitième livre, dont l’incipit est : C’est la mort dans l’âme. Pompée avait été vaincu par César à la bataille de Pharsale. On disait que Cicéron voulait suivre Pompée malgré sa défaite, abandonnant César, et insister pour reprendre la guerre civile. Coelius, qui l’avait appris, exhortait Cicéron, avec une très grande gravité, à n’en rien faire et lui conseillait d’abandonner la guerre, dans la lettre du livre VIII dont nous venons de parler. À II, 16, Cicéron répond que c’est exactement la décision qu’il a prise, réfute énergiquement les rumeurs qu’on répand à son sujet et explique sa décision d’embrasser la paix.

Dans la dix-huitième, il conseille à Thermus qui quitte sa province de ne pas la laisser sous le gouvernement de ses légats plutôt que sous celui de son Questeur. Il présente surtout deux raisons. Premièrement, l’outrage sera grand pour le Questeur s’il voit qu’on lui préfère des légats. Deuxièmement, ce noble Questeur, bien qu’encore jeune homme, peut nuire grandement à Thermus. L’exorde est joliment préparé pour se concilier la bienveillance (Le service que j’ai rendu…). Il conclut en évoquant l’amitié qui l’a poussé à écrire (Ces réflexions…).

 

Livre III

La première lettre contient surtout les louanges d’un certain Pharia qu’il recommande à Appius sans ménager les louanges à Appius lui-même. C’est une lettre de recommandation (Si la république). La deuxième lettre, qui commence par Lorsque, contre ma volonté…, est dans sa grande brièveté un chef d’œuvre de justesse et de clarté. Il allait remplacer Appius à la tête du gouvernement de la province, il lui demande de la lui transmettre en bon état et en bon ordre autant qu’il est possible. Après l’exorde, dans lequel il proclame l’amitié qui le lie à Appius, il expose la proposition de la lettre et sa requête (Je te demande instamment…). Il tire ses raisons de l’honnête, de l’utile, du nécessaire. Dans l’épilogue il promet sa reconnaissance et ses bons offices en retour. 

Appius avait écrit à Cicéron une lettre particulièrement dure et lui avait fait des objections. Cicéron les repousse par la septième lettre du même troisième livre dont le début est Je t’écrirai plus longuement… Il se justifie de certaines avec douceur, il argumente pour d’autres avec force et franchise, il en détruit quelques-unes en savant et en sage. On a le même sujet, le même style dans la huitième. Mais, dans la neuvième (Enfin tout de même, j’ai luetc.), il justifie l’âpreté de la lettre précédente et donne de grands signes de réconciliation. Sur la fin il formule en homme aimable une requête à Appius. Dans la dixième, il console avec beaucoup d’affection Appius auquel on a refusé le triomphe (de Quand on nous a rapporté… jusqu’aux mots Combats…). D’abord, il évoque sa douleur du chagrin d’Appius. Il y ajoute l’espoir de venger l’outrage. Enfin il promet d’employer un zèle exceptionnel à la défense de la dignité d’Appius.

Dans la deuxième partie de cette même lettre, il se disculpe du soupçon d’Appius à qui l’on avait persuadé que Cicéron avait empêché qu’une délégation fût envoyée à Rome pour faire l’éloge d’Appius (On apprend dans ta lettre…). Il repousse avec soin ce soupçon en tirant argument des services qu’il a rendus à Appius par le passé, de la personne de ce dernier, du lieu de l’absurde et du contradictoire, du lieu de l’inutile et du pernicieux, du lieu du nécessaire (l’étroite amitié qu’il doit avoir avec Appius), de la personne de Pompée, dont le fils avait pour épouse la fille d’Appius. Il use surtout d’un double dilemme : Ou bien c’est en secret que j’ai fait obstacle à ta demande, et en ce cas je me proclame ton ennemi, ou bien j’ai agi ouvertement ; or, etc. Puis : soit tu penses que je suis un honnête homme, soit que je suis un vaurien rusé. Dans le premier cas, tu dois reconnaître qu’il n’y a en moi ni perfidie ni tromperie ; dans le cas contraire, tu peux m’imaginer, à ta guise, rusé et retors, etc.

Le début de la onzième lettre (Comme j’étais dans le camp) est rempli des expressions les plus douces de ses félicitations. Il se réjouit de voir Appius lavé des accusations de lèse-majesté et de brigue qu’on avait portées contre lui. La lettre 12 traite du même sujet (Je te féliciterai). Sur la fin, il se justifie d’avoir accepté de marier sa propre fille Tulliola à Dolabella, ennemi d’Appius. Il déclare que la chose s’est faite en son absence et à son insu et, avec un art consommé, s’efforce de calmer et d’apaiser son ami.

 

Livre IV

Il contient six lettres des plus remarquables. Deux d’entre elles sont des lettres de consolation, la troisième (Que tu sois violemment troublé, etc.) et la cinquième (Après que) ; la première est l’œuvre de Cicéron, la dernière de Servius Sulpicius, menée avec art et conduite avec tant de soin par tous les lieux de la consolation que c’est à peine si elle cède à celle de Cicéron pour la perfection de l’expression latine.

Une troisième du même genre est, dans l’ordre, la treizième, adressée à P. Nigidius Figulus qu’il console d’être éloigné de sa patrie (Je cherche ce que…). Les lettres suivantes sont en grande partie des lettres de conseil et des lettres d’exhortation écrites à M. Marcellus, qu’il s’efforce de persuader de rentrer à Rome et de profiter de la clémence du vainqueur qu’est César. Supérieures sont les lettres 7 (Même sietc.) et 9, dans laquelle il presse le même destinataire de venir à Rome dès que possible. Ayant suivi le conseil de Cicéron, Marcellus se hâtait vers Rome, lorsqu’il fut tué dans une ville de Grèce par un ami qui le trahit, comme Sulpitius le raconte à Cicéron dans la lettre 12 (Même si je sais…).

 

Livre V

La première lettre, adressée par Metellus à Cicéron, est violente et d’autant plus acerbe qu’elle est brève. Cicéron y répond longuement et aimablement dans la deuxième lettre où il se justifie entièrement en démontrant qu’il n’a rien à se reprocher (Si toi, etc. tu m’écris…). Ce n’est pas avec moins de diligence et d’empressement qu’il se fait valoir, lui et ses bons offices, auprès de Crassus, dans la huitième lettre (Quel zèle…) et détruit ses divers soupçons et accusations, et lui promet de protéger leur amitié avec constance.

Vatinius, dont la lettre est la dixième, lui avait recommandé on ne sait quoi. Il répond dans la lettre suivante, brièvement, amicalement, simplement (Vous êtes touché…). Cicéron loue lui-même sa lettre 12. Et en vérité, elle est digne d’être louée et lue tout entière, car elle est trop longue pour être recopiée. Il l’a envoyée à L. Lucceius, historien bien connu du temps, auquel il demande de transmettre à la mémoire et à la postérité ce qu’il a accompli lors de son Consulat (Ouvertement, avec toi…).

La lettre 13 abonde en mots et phrases fort beaux. Cicéron répond à Lucceius dont il avait reçu une lettre de consolation (Bien que la consolation…). Très belle aussi et ornée de toutes les couleurs de l’éloquence est celle qui suit (Même si moi seul…), où il console Titius de la mort de son fils. Dans la quinzième lettre, il console Sestius de l’exil qui lui a été imposé, et l’exhorte à supporter avec fermeté ce coup du sort. C’est à la même constance qu’il engage Fabius dans la lettre 16, pour qu’il supporte courageusement son exil (Même si, pour ma part…). Dans la dix-septième, il exhorte Rufus à suivre le parti de Pompée et, dans la dernière, Mescinius, à alléger le chagrin de ses malheurs présents par l’étude des belles lettres (Ta lettre m’a charmé…). Toutes ces lettres sont pleines d’idées et de sentences que Cicéron a puisées dans la doctrine des Stoïciens, et qui sont bien éloignées des mœurs et des préceptes chrétiens.

 

Il vaudrait la peine de citer quelques lettres de Pline et aussi de Sénèque, où respire le charme de Rome, et où l’élégance du style se mêle en proportions égales au savoir, si l’Imprimeur n’était pas aussi pressé et si c’était compatible avec la brièveté de ce petit livre. Qu’il nous suffise pour le moment d’en avoir, pour ainsi dire, montré du doigt les sources. Infatigable comme il l’est, notre candidat à la classe de Rhétorique comprendra, d’après cet échantillon des lettres de Cicéron, en quoi consiste l’art et la manière d’écrire des Lettres, s’il s’applique à traduire dans la langue de ses pères des lettres de ce genre, choisies parmi les autres livres de Cicéron, puis, après quelque temps, à tourner ces mêmes lettres en langue latine. Car, très vite, il atteindra l’heureuse formulation de Cicéron et l’éclat de son style. S’il fait l’analyse des mêmes lettres et distingue, dans l’ordre, les points importants et les phrases de l’exorde, de la confirmation et de la péroraison ; ensuite, si cette matière informe et pareille à un squelette, il la recouvre de chair, des mots adaptés ; enfin s’il compare ce qu’il a écrit avec la Lettre de Cicéron qu’il avait pris pour modèle : alors peu à peu il s’imbibera du style de Cicéron et se passera aisément des autres maîtres ou livres qui l’ont instruit. >