Quintilien, 94 : De l’Institution de l’orateur

Définition publiée par Génin

Quintilien, De l’Institution de l’orateur, trad. Nicolas Gédoyn, Paris, Grégoire Dupuis, 1718, livre huitième, chap. VI, « Des Tropes », p. 541-559.

Définition publiée par Élie Génin, le 08 mai 2021

LIVRE HUITIÉME

[...]

Revenons maintenant aux Tropes, autrement dits changements, déplacements, comme les appellent nos meilleurs Auteurs. Les Grammairiens ont coustume d'en donner des préceptes, & par cette raison il semble que j'en devois faire mention dans le Chapitre, où j'ay traitté de leurs diverses fonctions. Mais j'ay crû que cette partie convenoit encore mieux à l'ornement de la Diction, & je me suis réservé d'en parler icy, pour luy donner une place plus considérable dans cet Ouvrage.

CHAPITRE VI. DES TROPES

Le Trope est un changement, par lequel on transporte un mot, ou un discours de sa propre signification en une autre, pour une plus grande perfection. Quels sont les principaux Tropes, combien il y en a, en combien d'especes ils se divisent, la subordination & le rapporte qu'ils ont les uns aux autres, c'est sur quoy les Grammairiens & mesme les Philosophes ont entr'eux des disputes qui ne finissent point. Pour moy laissant là toutes ces subtilitez qui ne sont d'aucune utilité pour l'Orateur, je parlerai seulement des Tropes qui sont les plus nécessaires & les plus usitez. Encore me contenterai-je de faire observer à l'égard de ceux-cy, que l'on employe les uns parce qu'ils sont plus significatifs, & les autres pour leur [p. 542; VIII, 6] beauté; qu'il en est pour les termes propres, comme pour les termes empruntez, & que l'on ne change pas seulement la forme des mots, mais aussi celle de la phrase & de la composition. C'est pourquoy il me paroist que ceux-là se sont trompez qui ont crû qu'il ne pouvoit y avoir de Tropes, que lorsqu'on mettoit un mot pour un autre.

Du reste je n'ignore pas que ceux dont on se sert, par ce qu'ils sont plus significatifs, ont aussi d'ordinaire plus de beauté. Mais cela n'est pas réciproque. Je veux dire qu'il y en a qui ne peuvent jamais servir que d'ornement. Commençons donc par celuy de tous qui est le plus en usage, & en mesme temps le plus beau; j'entends la translation, ou pour me servir du terme grec, la métaphore.

Non seulement la métaphore nous est si naturelle, que souvent mesme les plus ignorants s'en servent sans le sçavoir, mais elle est encore si lumineuse & si pleine d'agrément, que dans le discours le plus brillant elle se fait remarquer par son éclat. Car lorsqu'elle est bien maniée, il n'est pas possible qu'elle ait rien de bas ni de commun. D'ailleurs elle est d'une ressource infinie pour la Langue, soit en changeant ce qu'il peut y avoir de choquant, soit en empruntant ce qui luy manque, & graces au merveilleux secret qu'elle a, il semble qu'il n'y ait pas une seule chose qui n'ait son nom.

Or la métaphore consiste à transporter un mot de l'endroit où il est propre, à un autre endroit pour lequel où il n'en est point de propre, où le métaphorique vaut mieux que le propre. Et nous en usons ainsi, soit parce que cela est nécessaire, soit parce que le mot transporté devient plus expressif, soit comme j'ay dit, parce qu'il a plus de grace, plus de beauté. Par tout où la métaphore ne sera pas fondée sur l'une de ces trois raisons, elle sera impropre. Nos Paysans disent un bouton de vigne. C'est par necessité. Comment pourroient-ils dire autrement. Ils disent aussi que la terre est alterée, que les arbres sont malades. Nous disons nous qu'un homme est dur, qu'il est rude, parce qu'il n'y a pas de terme propre pour exprimer ces dispositions de l'ame. Mais quand nous disons d'un homme, qu'il est étincellant de colere, qu'il est enflammé de passion, qu'il [p. 543; VIII, 6] est tombé en erreur, c'est pour donner plus de force à nos paroles; ces termes empruntez estant en effet plus forts, que ceux qui sont naturellement faits pour signifier ces choses-là.

Il y a d'autres métaphores qui ne sont que pour l'embellissement du discours, comme quand on dit, la lumiere du Barreau, la splendeur de sa race, un torrent d'éloquence, les mouvements orageux qui sont si souvent excitez dans l'assemblee du Peuple, &c. C'est ainsi que Cicéron dans l'Oraison pour Milon appelle Clodius, le principe & la source de la gloire de Milon, & ailleurs, la matiere de son triomphe. La métaphore sert encore à expliquer certaines choses, qui par elles-mesmes ne se pourroient pas dire honnestement. Nous en avons un bel exemple dans le second Livre des Géorgiques, où Virgile enseigne la maniere de rendre les jugemens plus propres à concevoir.

C'est un champ qui trop gras peut devenir stérile.
Il faut donc l'amaigrir pour le rendre fertile.

[Hoc faciunt nimio ne luxu obtusior usus.
Sit genitali arvo, & Sulcos oblimet inertes.
]

En général on peut dire que toute Métaphore est une similitude abrégée. La difference qu'il y a entre l'une & l'autre, c'est que dans celle-cy, on compare la chose dont on parle avec l'image qui la représente, & que dans celle-la, l'image se met pour la chose même. Ainsi quand je dis d'un homme qu'il s'est battu comme un lion, c'est une comparaison; & quand je dis que cet homme est un lion, c'est une métaphore.

Mais il y a plusieurs genres de métaphores, & j'en distingue particulierement quatre. Le premier, lorsqu'en parlant de choses animées, on employe l'une pour l'autre, comme quand un de nos Poëtes se sert du mot de Gouverneur [Gubernator magna contorsit equum vi] pour celuy d'Ecuyer; ou quand Tite Live dit que Caton abboyoit tousjours après Scipion. Le second, lorsqu'on prend une chose inanimée pour une autre de mesme nature, comme en cette expression de Virgile, lascher la bride à un Vaisseau [Classique immittit habenas, En. 6]. Le troisiéme, lorsqu'à des choses animées on en subitituë d'autres qui ne le sent pas, [p. 544; VIII, 6] comme quand on demande si c'est le fer ou le destin qui a abbatu le courage des Grecs. Le quatriéme enfin, lorsque pour exprimer une chose inanimée, on employe des termes qui marquent de la vie & de l'action; & c'est particulierement de cette derniere source que naist le sublime & le merveilleux, quand nous nous élevons par des métaphores hardies & presque téméraires, en donnant de l'ame & du sentiment aux choses les plus insensibles, comme fait Virgile quand il dit,

Contre son Pont l'Araxe écumant de courroux,

[Pontem indignatus Araxes. En. 8]

Et comme fait Cicéron dans cet endroit de l'Oraison pour Ligarius, Car je vous prie, Tuberon, à qui en vouloit vostre épée dans les champs de Pharsale? Contre qui tournoit-elle sa pointe & sa fureur? Quel estoit son but, son intention? Virgile use quelquefois d'une double métaphore, par exemple dans ce vers,

Qui d'un mortel poison sçavoit armer le fer.

[Ferrumque armare veneno. En. 9]

Car un fer armé est une métaphore, & armé de poison en est une autre.

Ces quatre principaux genres se divisent en plusieurs especes, parce que l'on peut de la mesme maniere transporter un mot, d'un estre qui est doüé de raison, à un autre qui l'est aussi, ou à un autre qui ne l'est pas, ou de celuy-cy à son semblable, ou du tout à la partie, ou de la partie au tout. Mais je ne parle plus à des enfants, & ce qui est dit pour le genre peut aisément s'appliquer à l'espece.

Mais comme ce Trope, quand on en fait un usage moderé, est une des plus grandes beautez de l'Elocution, aussi trop fréquent il rend le discours obscur, il fatigue l'esprit; & continué, il tourne en allégorie & en énigme. Remarquons de plus qu'il y a certaines métaphores qui sont basses, comme par exemple, celle dont j'ay desja fait mention [Saxea est verruca]. D'autres qui sont sales, & qu'il faut éviter encore. En effet, parce que Cicéron a dit la Sentine de [p. 545; VIII, 6] l'Etat, pour dire un tas de mauvais Citoyens, de gens corrompus; & que nous le trouvons bien dit, il ne s'ensuit pas que nous devions approuver cette autre expression d'un ancien Orateur, Vous avez percé les apostumes de la République. Car Cicéron [au troisiéme Livre de l'Orateur] luy-mesme nous recommande expressément de prendre garde que la métaphore ne soit ni messéante, comme, si on disoit que la République a esté chastrée par la mort de Scipion, ou si l'on appelloit Glaucia le cloaque ou l'égoust du Sénat, ce sont ses propres exemples; ni outrée, ni foible, comme il arrive encore plus souvent, ni fondée sur une fausse similitude: tous vices dont on ne trouvera que trop d'exemples, quand on sçaura que ce sont des vices.

La trop grande quantité de métaphores est vicieuse aussi, sur tout quand elles sont d'une mesme espece. Enfin il y en a de dures, qui sont tirées d'une comparaison éloignée, comme, les neiges de la teste [Capitis nives. C'est une expression d'Horace] pour dire des cheveux blancs, & comme une certaine expression de Furius, dans un vers dont Horace s'est mocqué si plaisamment [Jupiter hibernas cana nive conspuit Alpes. C'estoit un vers de Furius Bibaculus. Horace pour s'en mocquer disoit, Furius hibernas cana nive conspuit Alpes].

Mais une erreur de bien des gens, c'est de croire que sur ce point, on peut prendre en prose les mesmes libertez que prennent les Poëtes, qui rapportent tout au plaisir de l'esprit, & qui gesnez mesme par la mesure du vers, sont souvent obligez de recourir à des expressions extraordinaires. L'autorité d'Homere ne me fera donc point dire dans un Plaidoyer, le pasteur du Peuple, pour signifier le Roy. Je ne dirai point non plus que les oiseaux rament avec leurs aîles, quoyque Virgile se soit admirablement bien servi de cette façon de parler au sujet des abeilles & du fameux Dédale [Remigio alarum. En. 6]. Car toute métaphore doit trouver vuide la place qu'elle occupe, ou du moins la remplir mieux, que ne feroit le mot propre auquel elle succede.

Et ce que je dis de la métaphore est encore plus pour la Synecdoche. Car la premiere est faitte pour frapper l'ame par une image sensible, pour caracteriser les choses, & les mettre comme sous les yeux; mais la Synecdoche peut présenter à l'esprit des sens différents, en mettant un pluriel pour un singulier, la partie pour le tout, l'espece pour le genre, ce qui suit pour ce qui précede; ou bien au [p. 546; VIII, 6] contraire un singulier pour un pluriel, &c. Toutes choses qui sont plus permises aux Poëtes qu'aux Orateurs. En effet, comme on dit bien en prose un toict pour une maison, & un fer pour une épée, aussi ne dira-t-on pas une pouppe pour un vaisseau, ni un sapin pour une planche. Mais on est plus libre de changer le singulier en pluriel, & le pluriel en singulier. Tite-Live dit souvent, le Romain demeura vainqueur, pour dire, les Romains. Et Cicéron a dit au contraire dans une Lettre à Brutus, Nous avons imposé au Peuple, & l'on a trouvé que nous estions Orateurs, quoyqu'il ne parlast que de luy. C'est une maniere de s'exprimer qui est non seulement belle dans le style soustenu, mais qui est reçûë aussi dans le discours familier.

C'est encore une Synecdoche au sentiment de quelquesuns, lorsque dans le fil du discours il y a quelque chose de sous-entendu. Car alors un mot nous en fait entendre un autre; ce qui est quelquefois un vice qu'ils appellent Eclipse, comme en cet endroit de Virgile,

Le triste Arcadien,
D'accourir aussi-tost aux portes de la Ville,

où l'on sous entend commença. Pour moy j'aime mieux en faire une figure, dont par conséquent il sera parlé en son lieu. Il y a une seconde maniere d'entendre l'un par l'autre, comme lorsque le mesme Poëte dit,

Voyez, desja les bœufs ramenent la charruë.

pour dire que la nuict approche. Mais je doutte que cette maniere puisse jamais convenir à l'Orateur, si ce n'est en argumentant, quand il donne une chose pour signe d'une autre; ce qui n'a rien de commun avec l'Elocution.

La Metonymie n'est pas fort différente. Ce trope, comme le remarque Cicéron, est appellé par les Rhéteurs d'un nom plus général. Il consiste à mettre un nom à la place d'un autre; & quelquefois mesme la Cause pour l'effet, l'inventeur pour l'invention, la divinité qui préside à un élément, ou à quelqu'autre chose, pour cet élément ou [p. 547; VIII, 6] pour cette autre chose. Ainsi en poësie Bacchus est pris pour le vin, Cerès pour le pain, Neptune pour la mer, & Pluton pour les enfers. Mais cela n'est pas réciproque, ou l'expression seroit dure.

Au reste, il importe de sçavoir jusqu'à quel point l'Orateur doit porter l'usage de ce trope. Car d'un costé si l'on dit bien en prose, Mars pour la guerre, & Venus pour l'amour; de l'autre, je doutte que la sévérité du Barreau souffre qu'on dise Bacchus & Cerès, pour signifier du pain & du vin. Mais ce qui contient est quelquefois pris pour ce qui est contenu. De là vient que nous disons, boire une bouteille, des Villes bien policées, un siecle heureux. Au contraire il n'y a gueres qu'un Poëte qui ose dire,

Desja brule à mes yeux mon malheureux voisin.

[Jam proximus ardet Ucalegon. En. 2.]

mais on dit qu'un homme est mangé, pour dire qu'il est pillé, ou que l'on dissipe son bien.

Ce trope se divise donc en une infinité d'especes. Car lorsque nous disons qu'il y eut soixante mille hommes taillez en piece par Hannibal à la bataille de Cannes, ou quand un Poëte tragique expose sur la scene, qu'Egialaüs vient de deffaire une puissante armée; quand nous disons aussi que les poësies de Virgile nous sont venuës, ou qu'il nous vient des vivres, ou qu'un tel Capitaine possede la science des armes, toutes ces expressions sont autant de metonymies. Ç'en est une encore dont les Poëtes & les Orateurs usent assez fréquemment, de marquer la cause par l'effet qu'elle produit. Ainsi Horace a dit,

La mort, la pasle mort par de communes Loix,
Moissonne égallement les Bergers & les Roys.

[Pallida mors aquo pulsat pede pauperum tabernas,
Regumque turres
. L. I. Od.]

Et Virgile,

La pasle maladie, & la triste vieillesse.

[Pallentesque habitant morbi tristisque senectus. En. 6.]

Pour les Orateurs, ils disent une aveugle colere, une jeunesse enjoüée, une lasche oisiveté, &c. [p. 548; VIII, 6]

Ce trope a mesme quelque affinité avec la synecdoche. En effet quand je dis, les vertus de l'homme sont bien deffectueuses, je change le singulier en pluriel, & le pluriel en singulier; Non toutefois que je veüille parler de quelqu'un en particulier, car en ce sens la proposition est trop manifeste, mais je fais un leger changement à l'expression ordinaire; de la mesme maniere qu'en disant un lambris d'or, pour doré, je m'écarte un peu du vray, n'y ayant qu'une partie de ce lambris qui soit d'or. Mais insensiblement nous tombons dans un détail qui seroit mesme au dessous d'une moindre entreprise que la nostre.

L'Antonomase est un trope qui met un équivalent à la place du nom. Ce trope est fort familier aux Poëtes qui s'en servent diversement, tantost par une épithete patronymique, qui tient lieu du nom, comme lorsqu'ils disent TididésPelidés pour le fils de Tidée ou de Pelée, tantost par un attribut qui distingue la personne, comme

Le pere des grands Dieux, & le Roy des mortels,

pour dire Jupiter; tantost enfin par une action qui désigne & marque celuy de qui on parle,

Les armes qu'en partant le cruel a laissées.

[Thalamo qua fixa reliquit impius. En. 4.]

Les Orateurs n'en font pas un si grand usage. Mais ils ne laissent pas de s'en servir. Car, à la vérité, ils ne diront pas Pelidés pour dire le fils de Pelée; mais ils diront fort bien l'impie, au lieu de nommer un parricide qui a trempé ses mains dans le sang de son pere. Ils diront le Destructeur de Numance & de Carthage, pour dire Scipion. Ils diront aussi l'Oracle de l'Eloquence Romaine, pour signifier Cicéron. Et Cicéron luy-mesme a usé de cette liberté dans son Oraison pour Murena, Il ne vous est pas ordinaire de faire des fautes, répond au généreux Citoyen l'expérimenté vieillard, & si par hazard vous en faittes, je me charge de vous en avertir.

L'Onomatopée, ou la liberté d'imposer des noms aux choses, a esté regardée comme un des plus grands [p. 549; VIII, 6] avantages de la Langue Grecque. Pour nous, difficilement pouvons-nous y prétendre. Non que les premiers Auteurs de la nostre n'ayent heureusement inventé beaucoup de noms, en ajustant leurs sons à la nature des choses qu'ils vouloient exprimer. De là ces mots, mugir, siffler, murmurer, &c. Mais à présent, comme si le fond en estoit épuisé, ou que tout fust trouvé, nous n'osons plus en produire de nouveaux, tandis que plusieurs des Anciens meurent & cessent d'avoir cours. A peine nous est-il permis de faire des dérivez, c'est-à-dire, de tirer par quelque voye que ce soit, un mot d'un autre mot qui est desja reçû; quelques-uns ont néantmoins réüssi; mais plusieurs autres n'ont pas eu le mesme sort. Il nous est mesme deffendu de faire un mot de deux autres, sur tout quand la composition en est dure; bien que nostre mot de Septentrion qui est de cette nature, paroisse supportable.

C'est pourquoy la Catachrese est d'autant plus nécessaire. C'est un trope qui sert à donner un nom aux choses qui n'en ont point, en empruntant celuy qui leur peut le mieux convenir; comme, lorsque Virgile dit que les Grecs rebuttez d'un si long siege, & d'avoir tousjours les Destins contraires, enfin par l'inspiration de Pallas,

Se mirent à bastir un énorme Cheval.

[Equum divina Palladis arte adificant. En. 2.]

ou quand nous lisons dans les Vieux Tragiques, Le Lion va enfanter, & desja le voilà mere [Ces Vieux Tragiques usoient de cette expression, parce que le mot leana n'estoit pas encore en usage]. Il y a mille exemples de cette sorte. Car c'est ainsi qu'acetabulum se dit non seulement d'un vase à mettre du vinaigre, mais de plusieurs autres; & que pyxis ne signifie pas seulement une boëte de bouy, mais de quelque matiere que ce soit; & que nous appellons parricide non pas seulement celuy qui a tué son pere, mais aussi celuy qui a tué sa mere, ou son frere.

Et que l'on ne confonde pas ce trope avec la métaphore. Car il y a cette différence, que la métaphore est pour les choses qui ont un nom, & la catachrese pour celles qui n'en ont point. Véritablement les Poëtes pouvant donner à bien des choses leurs vrais noms, aiment [p. 550; VIII, 6] mieux leur en donner d'autres, dont la signification est approchante. Mais c'est une licence abusive, & cela se pratique rarement en prose.

Quelques Auteurs s'imaginent que c'est encore une catachrese, quand, par exemple, au lieu du mot de témérité on met celuy de valeur, & au lieu du mot de dissipateur, on met celuy de libéral. Ils se trompent. Car à proprement parler dans ces rencontres, ce n'est pas un mot que l'on substituë à un autre mot, c'est une chose que l'on met à la place d'une autre chose. Il n'y a personne en effet qui croye que la témérité & la valeur, soient une mesme chose. Mais ce que l'un appelle témérité, l'autre l'appelle valeur, quoyque tous deux sçachent bien que ce sont choses différentes.

La Métalepse est encore un de ces tropes, qui ont un sens différent de celuy qu'ils nous présentent. Son usage est de servir comme de chemin pour passer d'une idée à une autre. Du reste il est fort impropre & très-peu usité, si ce n'est des Grecs qui diront, par exemple, le Centaure, pour dire Chiron. Mais en nostre Langue qui diroit le Docte pour dire Lélius, le Porc pour dire Verrès, ne seroit pas supportable. La Metalepse consiste donc essentiellement dans un terme, qui est comme un degré pour nous conduire d'un sens à l'autre, tenant le milieu entre les deux, & ne signifiant rien par luy-mesme. Nous affectons d'avoir ce trope, afin qu'il soit dit que nous l'avons, plutost que pour aucun besoin. Car l'exemple que l'on en donne communément, c'est cano, je chante; comme, je chante les combats. Mais ce terme-la mesme a une signification mitoyenne entre canto & dico. Je n'en dirai pas davantage; ce trope n'estant, comme j'ay dit, d'aucun usage, si ce n'est tout au plus, quand il s'agit d'exprimer une chose qui participe de deux autres.

Les autres tropes ne sont pour la pluspart que des ornements. Leur proprieté n'a rien de remarquable, & ils donnent plus d'agrément que de force au discours. Telle est l'Epithete, qui est comme nous avons dit, ce qui se met par apposition, ou comme d'autres disent, par maniere d'accompagnement. Les Poëtes s'en servent, & plus [p. 551; VIII, 6] souvent, & plus librement que nous. Car pour eux, il leur suffit qu'une épithete convienne au mot auquel elle se rapporte; ainsi on leur passe de l'hyvoire blanche, & du vin humide.

Mais en prose toute épithete qui ne produit aucun effet, est vicieuse. Or l'effet qu'elle doit produire, c'est d'adjouter à la chose dont on parle, comme, ô crime abominable! ô passion infame! Ce genre de tropes s'embellit sur tout par les métaphores, une passion effrenée, de furieux édifices, &c. Souvent mesme il s'y mesle d'autres tropes, comme lorsque Virgile dit la triste vieillesse, la honteuse indigence. Et cette sorte de beauté est tellement nécessaire, que l'Oraison sans elle paroist, s'il faut ainsi dire, d'une nudité affreuse. Ne la chargeons pas néantmoins de trop d'épithetes. Car alors elle devient verbiageuse & embarassée, de maniere que dans les questions, vous diriez d'un bataillon composé d'autant de valets & de bouches inutiles, que de soldats, où par conséquent le nombre est double, mais non pas les forces. Cependant on joint quelquefois plusieurs épithetes à un seul mot, comme,

De la belle Venus illustre & digne Epoux,
L'amour des Immortels & leur soin le plus doux.
[Virg. En. 3]

Ces épithetes ainsi jointes ensemble ne sont pas sans grace, mesme en vers.

Mais je ne dissimulerai pas que quelques-uns retranchent absolument l'épithete du nombre des Tropes, & ce semble avec raison, puisqu'en effet elle ne déplace ni ne change rien. Car ce qui est mis par apposition, si vous le séparez du mot propre auquel il est joint, signifiera nécessairement quelque chose par luy-mesme, & deviendra une Antonomase. Par exemple, si vous dittes simplement, le destructeur de Carthage & de Numance, c'est une antonomase; & si vous adjoutez Scipion, ce n'est plus qu'une apposition. Donc l'épithete entant qu'épithete est tousjours jointe à un nom propre, par conséquent elle ne tient point la place de ce nom propre, & ne peut jamais estre un Trope. [p. 552; VIII, 6] Il n'en est pas de mesme de l'allégorie; car il est visible qu'elle renferme un sens caché, & qui est quelquefois tout contraire à celuy qui s'offre d'abord. Ainsi il y a deux sortes d'allégorie. La premiere dit une chose & en signifie une autre, comme cette Ode d'Horace, où par un vaisseau [O navis, referent in mare te novi fluctus, o quid agis, fortiter occupa Portum &c. Od. 13 du I. Liv.] il entend la République, par des tempestes les guerres civiles, par un port la paix & la concorde. Tel est aussi cet endroit de Lucrece,

Par un sentier nouveau dans le sacré Vallon,
Je marche le premier, conduit par Apollon.
[Liv. 4.]

Tel encore celuy-cy de Virgile,

Mais nous venons de courre une assez vaste plaine.
A nos Coursiers fumants laissons reprendre haleine.
[Dans ses Géorg. Liv. 2.]

Quelquefois l'allégorie est toute simple & sans métaphore, comme en cet endroit des Bucoliques de Virgile, Hé quoy? n'avois-je pas oüy dire que depuis le penchant de la colline, jusqu'à cette fontaine qui est ombragée d'un vieux hestre, Ménalque par la beauté de ses chansons avoit sçû conserver tout ce terrein, qui est son héritage? [Eccl. 9.] Tout est exprimé en termes propres & naturels, à l'exception du nom de la personne. Car c'est de Virgile mesme que cela doit s'entendre, & non de Ménalque.

Les Orateurs employent souvent cette premiere sorte d'allégorie; rarement néantmoins pure & entiere, mais pour l'ordinaire meslée d'expressions qui la rendent claire & intelligible. Elle est pure dans ces paroles de Cicéron, Car une chose que j'admire & que je déplore en mesme-temps, c'est qu'un homme soit tellement porté à médire & à mordre, que plutost que de s'en empescher il aime mieux couler à fond son propre vaisseau. Elle est meslée dans ces autres, Véritablement pour les autres tempestes j'ay tousjours crû que Milon ne les devoit craindre, que dans cette mer orageuse & dans les flots de l'assemblée du Peuple. S'il n'avoit pas adjouté de l'assemblée du Peuple, ce seroit une allégorie pure. Mais de cette maniere il la mesle. Et ce Trope par [p. 553; VIII, 6] ce mélange, reçoit de la grace des termes empruntez, & de la clarté de ceux qui sont propres.

Mais rien n'embellit le discours, comme de joindre ensemble l'allégorie, la similitude & la métaphore. Quel détroit, quelle Mer pensez-vous, Messieurs, qui soit aussi orageuse que l'assemblée du Peuple? Non, Messieurs, l'une dans son flux & son reflux n'a pas plus de flots, de changement & d'agitation, que l'autre dans ses suffrages a d'inconstance, de trouble & de mouvements divers. Souvent il ne faut qu'un jour ou qu'une nuict pour donner une nouvelle face aux affaires. Quelquefois mesme la moindre nouvelle, le moindre bruict qui se répand, est un vent subit qui change les esprits & renverse les délibérations. Car il faut sur tout observer de finir par le mesme genre de métaphore, par lequel on a commencé. En effet, plusieurs après avoir fait rouler leurs métaphores sur une tempeste, finissent par des termes pris d'une ruine ou d'un incendie. C'est un manque de jugement, & une irrégularité des plus grossieres.

L'allégorie a encore son usage avec les petits esprits, & dans les entretiens familiers. Ces expressions mesme qui sont si ordinaires au Barreau, Combattre de pied ferme, tirer du sang, enfoncer le poignard dans le cœur, sont toutes allégoriques, & quoy qu'usées, elles ne déplaisent pas. C'est qu'en fait d'élocution, l'échange & le commerce des mots est agréable; & d'ordinaire les façons de parler les moins attenduës sont celles qui font le plus de plaisir. C'est pour cela sans doutte, que l'on s'y abandonne avec excès, & que cette source d'agrément se trouve aujourd'huy tarie par une affectation démésurée.

Les exemples tiennent aussi quelquefois de l'allégorie, lorsqu'on les allegue sans en donner aucune explication. Car comme les Grecs disent par maniere de proverbe, Denis à Corinthe [Denis Tyran de Syracuse ayant esté chassé de son Royaume fut réduit à se faire Maistre d'Ecole à Corinthe, où il enseigna la Musique & les Lettres], il y a mille autres traits que l'on peut rapporter de mesme. Quand l'allégorie est plus obscure, elle devient une énigme; ce qui est un vice à mon sens, puisque c'est une perfection que d'estre clair & intelligible. Cependant les Poëtes ne laissent pas de s'en servir [Il apporte pour exemple ces deux vers de la 3. Eccl. de Virg. Dic quibus in terris & eris mihi magnus Apollo,/Tres pateat caeli spatium non amplius ulnas. Ce qui nous fait voir que dès ce temps-là ils n'estoient pas plus intelligibles qu'aujourd'huy], & quelquefois mesme les Orateurs. Car on trouve dans leurs [p. 554; VIII, 6] Plaidoyers des endroits qu'il faut deviner, & quoyque de leur temps on les ait mieux entendus, ce sont pourtant des énigmes qui ont besoin d'un interprete.

La seconde sorte d'allégorie dit tout le contraire de ce qu'elle semble dire; & alors elle tourne en ironie ou en dérision; ce qu'il est aisé de remarquer soit au ton dont on parle, soit au caractere de la personne, soit à la nature de la chose qui se dit. Car si les paroles ne s'accordent pas avec l'un de ces trois rapports, c'est une marque qu'il leur faut donner un autre sens que celuy qu'elles ont naturellement.

Et ce n'est pas le seul Trope où cela arrive. Il y en a plusieurs autres où il importe d'examiner ce qui se dit & de qui on le dit, parce qu'en fait de loüange & de blasme, il est permis de ne pas tousjours parler sérieusement, comme lorsque Cicéron dit, Cajus Verrès, ce Préteur si gracieux, ce Magistrat si integre, si appliqué, &c. ou lorsqu'il dit dans un sens contraire, On a trouvé que nous estions Orateurs, & nous avons imposé au Peuple. Quelquefois on dit avec un certain rire des choses toutes opposées à celles qu'on veut faire entendre, Sans doutte, Clodius, vous ne devez vostre justification qu'à l'intégrité de vos mœurs, c'est vostre pudeur, vostre modestie qui vous a fait absoudre, c'est l'innocence de vostre vie passée qui vous a sauvé. Outre ces usages, l'allégorie sert encore à dire des choses tristes & fascheuses en termes couverts & addoucis; quelquefois aussi à signifier une chose par une autre toute contraire, soit que l'on veüille ménager les esprits, soit pour quelque autre raison; quelquefois enfin à laisser deviner dans la suitte du discours ce que l'on n'a pas voulu hazarder d'abord. C'est ce que les Grecs appellent sarcasme, antiphrase, parabole &c. Cependant quelques-uns en font des Tropes tout distinguez plutost que des especes d'allégorie; & ils en donnent une fort bonne raison, qui est que l'allégorie est tousjours obscure, & que dans ces autres au contraire il est aisé d'entendre ce que l'on veut dire. A quoy ils adjoutent que le genre, quand il est divisé en ses especes, n'a rien qui luy soit propre. Par exemple, l'arbre a pour especes le pin, l'olivier, le cyprès &c. & consideré en [p. 555; VIII, 6] général, il n'a rien de propre. Au lieu que l'allégorie a tousjours sa propriété, ce qui ne pourroit estre, si elle n'estoit pas elle-mesme une espece. Mais qu'elle soit genre ou espece, il importe peu quant à l'usage. On peut mettre au mesme rang une certaine raillerie ouverte, mais pourtant maligne & meslée de dissimulation, que les Grecs appellent encore d'un nom particulier.

La Périphrase est un Trope qui sert à expliquer par un détour & en plusieurs paroles, ce qui se pourroit dire, sinon d'un seul mot, du moins plus briévement, & c'est ce que nous appellons un circuit de paroles. Quelquefois c'est une raison de nécessité qui fait qu'on y a recours, quand il s'agit de couvrir certaines choses qui ne se pourroient pas dire autrement avec bienséance, comme en cette expression de Salluste, pour quelques besoins naturels [Ad requisita natura]. Quelquefois aussi l'on n'y cherche que l'ornement du discours. C'est d'ordinaire tout ce que s'y proposent les Poëtes, par exemple,

Au point que le sommeil, ce doux présent des Dieux,
Sous ses premiers pavots appesantit les yeux.
[En. 2.]

Et mesme assez souvent les Orateurs; avec cette différence néantmoins que dans ceux-cy la périphrase est tousjours plus serrée. En effet, tout ce qui se peut dire en peu de paroles, & que l'on étend à dessein de l'embellir, est proprement Périphrase, ou comme nous disons, Circonlocution. Nom pourtant qui, à mon avis, n'est pas fort propre pour marquer une beauté de l'Oraison. Mais ce mesme détour que l'on nomme Périphrase lorsqu'il donne de la grace au discours, est appellé Perissologie lorsqu'il est vicieux; parce qu'en matiere d'élocution, tout ce qui n'est pas utile devient nuisible.

L'hyperbate ou la transposition des mots, que l'art & la beauté de l'arrangement rend si souvent nécessaire, est encore un Trope qui merite d'avoir place parmi les ornements de la Diction. Car la phrase sera souvent dure & rude, mal liée, sujette à des baillements, ou à des cacophonies désagréables, si l'on se fait une loy de ranger les [p. 556; VIII, 6] mots dans leur ordre naturel, & de les enchaisner les uns aux autres à mesure qu'ils se présentent, sans considérer s'ils quadrent bien ou mal ensemble. Il faut donc reculer les uns, avancer les autres & en user comme dans ces bastiments de pierres séches, où l'on place chacune à l'endroit qui luy est propre. En effet, nous ne sommes pas maistres de tailler ces mots ou de les polir comme nous voudrions, pour faire que dans l'assemblage ils joignent mieux. Il faut les employer tels qu'ils sont, & seulement avoir soin de leur donner une juste assiette.

Et le seul moyen que nous ayons de rendre le discours nombreux, c'est de sçavoir changer l'ordre des mots à propos. Platon en estoit si persuadé que les quatre premiers mots par où commence le plus bel Ouvrage qu'il ait fait, je veux dire ses Livres de la République, se trouvent différemment arrangez dans les exemplaires; sans doutte parce qu'il les avoit luy-mesme arrangez différemment dans l'original, ce qui fait voir combien il estoit curieux de l'arrangement des mots, & difficile à contenter sur ce point.

Or toutes les fois qu'en deux mots seulement il se trouve une transposition, c'est plutost un renversement de l'ordre naturel, qu'une transposition, comme en ces mots mecum, ou en ceux-cy quibus de rebus, qui sont du style Oratoire & Historique. Mais quand on transpose quelque mot pour abréger une phrase qui languiroit sans cela, alors c'est proprement une hyperbate, comme en cette période de Cicéron, Animadverti, Judices, omnem accusatoris Orationem in duas divisam esse partes. Car l'ordre naturel vouloit qu'il dist, in duas partes divisam esse. Mais cet arrangement eust esté dur & sans graces. Les Poëtes ne transposent pas seulement les mots, ils les divisent aussi quelquefois [Hyperboreo septem subjecta trioni. Virg. Georg. I. 3.], par une licence que la prose ne souffre point du tout. Cependant c'est par-là que l'hyperbate devient un Trope, à cause de deux idées qui se réünissent en une. Car lorsqu'on ne change rien à la signification, & qu'il n'y a que quelques mots de dérangez, c'est moins un Trope qu'une figure de la Diction. Telles sont ces longues hyperbates dont plusieurs se servent pour varier leur narration. [p. 557; VIII, 6]

L'hyperbole est une beauté hardie, que par cette raison j'ay réservée pour la fin. C'est proprement une exagération outrée, & qui va au de-là du vray; mais du reste également propre à amplifier & à diminuer. Il y en a plusieurs sortes; car tantost nous adjoutons à la vérité du fait ou de la chose, par des termes pleins d'exagération,

Deux rochers orguëilleux
S'élevent à l'entour, & menacent les Cieux.

tantost nous grossissons les objets par une similitude, comme fait encore Virgile en parlant des vaisseaux de Marc-Antoine,

De loin vous croiriez voir les Cyclades flotter.

ou par une comparaison,

Plus prompt que les éclairs, plus viste que la foudre.

ou par certains signes, comme lorsqu'il parle de Camille, cette illustre Amazone,

Elle auroit pû voler sur les jeunes sillons,
Sans courber les épics sous ses legers talons,
Elle auroit pû courir des mers la plaine humide,
Sans que le flot sallé moüillast son pied rapide.

ou enfin par quelque métaphore, comme ce mot de voler dans le premier vers.

Quelquefois on joint deux hyperboles de suitte, ce qui donne encore plus de force au discours, comme lorsque Cicéron dit en parlant de Marc-Antoine, Y a-t-il un gouffre, une Charybde qui soit comparable à la gourmandise de cet homme? mais que dis-je une Charybde? c'estoit tout au plus un animal. Non, Messieurs, je ne sçay si l'Ocean tout insatiable qu'il est, pourroit engloutir en si peu de temps tant de choses si éloignées, & répanduës en tant d'endroits différents. Mais une des plus belles hyperboles que j'aye [p. 558; VIII, 6] remarquées, c'est celle dont se sert Pindare, cet excellent Poëte Lyrique, dans un de ses Livres qu'il a intitulé du nom d'Hymnes. Car pour nous donner une idée de la rapidité avec laquelle Hercule vint fondre sur les Méropes, qui habitoient, dit-on, l'Isle de Cos, il ne le compare ni au feu, ni aux vents, ni à la mer, mais à la foudre, comme si ces autres choses estoient trop foibles, & que celle-là seule pust égaller la force & l'impétuosité de ce Héros. C'est à son exemple que Cicéron dit dans une de ses Verrines, On voyoit dans la Sicile non pas un Denis, ni un Phalaris, car cette Isle a produit plusieurs Tyrans plus cruels les uns que les autres, mais malgré la distance des temps un nouveau monstre composé de cette ancienne férocité, qui avoit comme établi son Siege en ces lieux. Je ne pense pas en effet que jamais Scylle ni Charybde ayent esté si terribles aux vaisseaux, que Verrès se l'estoit rendu dans ce mesme Détroit.

Comme il y a des hyperboles qui grossissent les objets, il y en a aussi qui les diminuent. Telle est, par exemple, celle que Virgile met dans la bouche d'un Berger pour exprimer la maigreur de son troupeau [Vix ossibus harent]. Telle encore cette Epigramme [Fundum Varro vocat, quem possim mittere funda,/Ni tamen exciderit, qua cava funda patet] de Cicéron, où il se mocque si plaisamment de l'Etymologie que Varron donnoit du mot de fond. Mais jusques dans l'hyperbole il faut garder quelque sorte de modération. Car encore que l'hyperbole soit incroyable, elle ne doit pas néantmoins estre excessive; & rien n'est plus propre à nous faire tomber dans la mauvaise affectation.

Je ne daignerois prendre la peine de rapporter tous les vices qui naissent de-là; outre qu'ils sont si connus que je puis bien m'en dispenser. Il suffit de remarquer qu'à la vérité l'hyperbole ment, mais non pas à dessein de tromper. C'est pourquoy nous devons d'autant plus considérer, jusqu'où la bienséance nous permet de surfaire une chose, dont nous sommes assurez que l'on rabattera. Si nous nous proposons de faire rire, cela tourne en gayeté, en plaisanterie. Autrement le ridicule retombe sur nous-mesmes.

Or il y a une raison qui fait que les Sçavants aussi bien que les Ignorants, & les personnes polies comme les plus [p. 559; VIII, 6] grossieres, parlent communément par hyperbole. C'est que nous sommes tous naturellement portez à faire les choses plus grandes ou plus petites qu'elles ne sont, & que personne ne se contente du vray. Mais on nous le pardonne, parce que nous n'affirmons pas. En un mot, l'hyperbole est une beauté, quand la chose dont nous parlons est véritablement extraordinaire, parce que nostre expression ne pouvant l'égaller, il vaut mieux alors en dire plus que moins. Je ne m'étendrai pas davantage sur cet article, en ayant desja traitté plus à fond dans le Livre que j'ay donné des Causes pourquoy l'Eloquence est aujourd'huy si corrompuë, si différente de ce qu'elle estoit autrefois.