Quintilien, 94 : De l’Institution de l’orateur

Définition publiée par Emma Fanti

Quintilien, De l’Institution de l’orateur, trad. Nicolas Gédoyn, Paris, Grégoire Dupuis, 1718, livre troisième, chapitre IX, « Des parties d'une cause Judiciaire, ou d'un plaidoyer. », p. 206-207.

Quintilien, De l’Institution de l’orateur, trad. Nicolas Gédoyn, Paris, Grégoire Dupuis, 1718, livre quatrième, chapitre III, « De la Digression. », p. 259-262.

LIVRE TROISIÈME 

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CHAPITRE IX. Des parties d'une cause Judiciaire, ou d'un plaidoyer.

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Reste la Digression. Il y en a de deux sortes, l'une est tout-à-fait hors de la cause, & par conséquent n'en sçauroit faire partie : l'autre s'en écarte seulement, & n'en sort point. Alors elle sert ou d'ornement ou d'appuy aux endroits d'ou elle se détache ; mais sans en devenir plus essentielle à la cause. En effet si tout ce qui entre dans un plaidoyer doit se considérer comme une partie essentielle du plaidoyer, pourquoy [p. 207 ; III, 9] ne met-on pas au mesme rang l'argument, les exemples, les similitudes, les lieux communs, les passions, & tant d'autres choses qui y ont place aussi ?

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LIVRE QUATRIÈME

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CHAPITRE III. De la Digression.

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Le deffaut que j'y trouve, c'est d'observer cette pratique indifféremment en toute sorte de causes, comme s'il estoit toûjours expédient ou mesme nécessaire. En effet pour entasser icy pensées sur pensées, ils en détachent des autres endroits, au hazard de se copier ailleurs, ou de ne point dire les choses à leur place. J'avoüe que ces Digressions, quand le sujet les demande, ou qu'il les souffre, ne viennent pas mal à la suite non seulement de la Narration, mais aussi des questions soit générales, soit particulieres. J'y veux seulement une condition, qu'elles naissent du sujet, qu'on ne les y fasse [p. 260 ; IV, 3] pas entrer de force, & que loin de rompre la liaison qu'il doit y avoir entre deux parties qui se suivent, elles en soient elles-mesmes le nœud. Rien en effet ne suit si bien que la preuve après la narration, à moins que ce petit écart ne puisse estre regardé comme la fin de l'une & le commencement de l'autre. Il pourra donc avoir lieu quelquefois, par exemple, lorsque le récit d'un crime redoublant d'horreur sur la fin, nous en sortons par un mouvement d'indignation qui nous échappe comme malgré nous. Encore faut-il que le crime ne souffre aucun doute. Car avant que de le faire trouver énorme, il faut commencer par le faire trouver vray ; autrement son énormité-mesme favorise le coupable ; par la raison que tout crime extraordinaire fonde une présomption en faveur de l'accusé. Par exemple encore, si à l'occasion des services que vous avez rendus à vostre adversaire, & dont vous n'avez pu vous dispenser de toucher quelque chose dans la Narration, vous vous déchaisnez contre son ingratitude ; ou lors qu'après avoir exposé quantité de mauvaises actions, vous faites voir combien les conséquences en sont dangereuses. Mais il faut revenir incontinent à son sujet ; car le Juge sitost qu'il est instruit du fait, cherche la preuve, & brusle de sçavoir à quoy s'en tenir. Il est mesme à craindre qu'occupé d'un nouvel objet, & fatigué par des longueurs inutiles, il ne perde l'affaire de vûë, & n'ait de la peine à se la r'appeller.

Mais comme la Digression n'est pas toujours nécessaire après la Narration, aussi est-il ordinairement très-utile de préparer les esprits, avant que d'entrer dans le fond d'une question ; sur tout si elle est de nature à les révolter d'abord contre nous : comme lorsque nous demandons le sang & la mort de quelqu'un, ou que nous soustenons une loy trop rigoureuse. Cette précaution est une espece de second Exorde, qui sert à faire agréer nos preuves, & que l'on pourra pousser avec d'autant plus de vehémence & de liberté, que l'on parle à des personnes qui sont déja instruites. Nous userons donc de cette précaution comme d'un lénitif, pour rendre plus supportable ce que nous avons à dire aux Juges, de crainte qu'ils ne se soussevent intérieurement contre la rigueur de nostre Droit : car nous avons beau faire, nous ne les persuaderons pas malgré qu'iis en ayent. Mais on [p. 261 ; IV, 3] examinera auparavant quel est leur génie, s'ils sont amis de l'équité naturelle, ou rigides observateurs de la loy ; parce que selon cette différence nous les ménagerons plus ou moins. La mesme chose au reste pourra servir aussi d'épilogue après chaque question.

Il y a, comme j'ay dit, plusieurs sortes de Digressions qui peuvent estre differemment répanduës dans une mesme piece, par exemple, la loüange des personnes, ou de certains lieux devenus celebres, la description d'un pays, le récit d'une avanture, soit vraye, soit fabuleuse. Tels sont dans les Verrines, cette agréable peinture de la Sicile, & l'enlevement de Proserpine. Tel encore dans la deffense de L. Cornelius, ce bel éloge de Pompée, si capable de luy gagner les cœurs, éloge où Ciceron comme entraisné par le nom du grand Pompée, & forcé de suspendre son discours, va se perdre si heureusement, comme s'il eust plaidé non pour Cornelius, mais pour Pompée mesme.

La Digression, pour la définir, est autant que j'en puis juger, une partie adjoutée contre l'ordre naturel du discours, laquelle traite un point étranger, mais néanmoins utile à la cause. C'est pourquoy je ne voy pas qu'il y ait plus de raison à luy assigner sa place immédiatement après la Narration, qu'à vouloir déterminer son objet, vû qu'il y a tant de manieres de s'écarter du droit chemin. En effet tout ce qui se dit hors des cinq parties qui composent un plaidoyer, est à proprement parler Digression. Exciter la haine, l'indignation, la pitié, s'excuser, flatter, s'insinuer, faire des reproches, ou respondre à ceux que l'on nous fait : tout ce qui sort de la question, exagerer, diminuer, toucher par quelque mouvement que ce soit, tout cela, dis-je, est digression. Et beaucoup plus encore, ces lieux communs qui font souvent le plus bel ornement d'une piece d'éloquence, lors que nous discourons sur l'avarice, sur la débauche, sur la religion, sur les devoirs de la societé, bien que ces lieux par le rapport & la juste liaison qu'ils ont avec nos preuves ne semblent pas sortir du sujet.

Mais combien de choses y insere-t-on, qui en sont entierement détachées, & dont la fin est de délasser, d'avertir, de flatter, de gagner les Juges ? Il y en a une infinité de cette [p. 262 ; IV, 4] nature ; les unes sont méditées, & le hazard fait naistre les autres, quand il arrive quelque accident inopiné durant l'action, ou que l'on interrompt l'Orateur, ou que l'Audience est troublée par quelque desordre. C'est ainsi que dans la cause de Milon, Ciceron fut obligé de s'écarter dès l'Exorde, comme il paroist par le plaidoyer qu'il prononça. Au reste la Digression pourra durer plus long-temps, si on s'en sert à l'entrée d'une question, ou à la fin d'une preuve, pour luy donner plus de force & d'autorité. Mais si l'on s'échappe au milieu de l'une ou de l'autre, il faut revenir aussi-tost.