La disposition
Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C)
- Aristote, Rhétorique, trad. Ch. E. Ruelle, Librairie Garnier Frères, 1922, L. III, chap.12-13, 1414a30-1414b8
Il nous reste à parler de la disposition. Il y a deux parties dans le discours ; car il faut nécessairement exposer le fait qui en est le sujet, puis en donner la démonstration. Aussi personne ne peut se dispenser de démontrer, quand on n'a pas commencé par un exposé. En effet, celui qui démontre démontre quelque chose, et celui qui fait un exorde le fait en vue d'une démonstration. Ces deux parties sont donc : l'une, la proposition, l'autre, la preuve ; c'est comme si l'on établissait cette distinction que l'une est la question posée, et que l'autre en est la démonstration. Aujourd'hui (les rhéteurs) établissent des distinctions ridicules, car la narration n'appartient, en quelque sorte, qu'au seul discours judiciaire ; or comment admettre que, pour le genre démonstratif et pour les harangues, une narration, telle qu'ils l'entendent, soit ou bien ce que l'on objecte à la partie adverse, ou l'épilogue (la péroraison) des discours démonstratifs ? L'exorde, la discussion contradictoire et la récapitulation ont leur place dans les harangues, alors qu'il y a controverse : et en effet, l'accusation et la défense interviennent souvent ; seulement, ce n'est pas en tant que délibération. La péroraison, en outre, n'appartient pas à toute espèce de discours judiciaire, à celui, par exemple, qui est de peu d'étendue, ou dont le sujet est facile à retenir ; car on peut alors la retrancher pour éviter la prolixité.
Ainsi donc, les parties essentielles sont la proposition et la preuve. Ces parties sont propres au sujet. Les plus nombreuses qu'il puisse y avoir sont l'exorde, la proposition, la preuve, la péroraison.
Quintilien ( ~ 35 ap. J.-C. – ~ 96 ap. J.-C)
- Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 4, Introduction
[D]e même que, pour bâtir, il ne suffit pas d'entasser pierre sur pierre et de rassembler tout ce qui est nécessaire pour la construction d'un édifice, et qu'il faut encore que la main d'un architecte dispose et mette en ordre chaque chose, de même, dans un discours, quelle que soit l'abondance des matériaux, ils ne forment qu'un amas confus, si l'art ne les dispose et les lie entre eux pour en faire un tout régulier. Ce n'est donc pas sans raison qu'on a donné à la disposition le second rang parmi les cinq parties de l'oraison, puisque, sans elle, la première est comme non avenue. Une statue, dont toutes les parties sont fondues, n'est pas encore une statue, si ces parties ne forment une unité. Que, dans le corps de l'homme ou de quelque animal, on déplace un seul membre, on n'aura plus qu'un monstre ; et même les muscles, si peu qu'ils soient dérangés, cessent entièrement de faire leurs fonctions. Enfin, une armée nombreuse, où se met la confusion, trouve sa faiblesse dans ce qui faisait sa force. Aussi je partage le sentiment de ceux qui croient que l'ordre est la condition de l'existence du monde, et que si cet ordre venait à être troublé, tout périrait. Ainsi, un discours privé de cette qualité sera condamné à se, précipiter tumultueusement, à flotter comme un navire sans gouvernail ; et l'orateur, ne sachant ni d'où Il vient ni où il va, tantôt reviendra sur ses pas, tantôt s'écartera de, sa route, comme un voyageur errant la nuit dans des lieux inconnus, sans autre guide que le hasard. Ce livre sera donc tout entier consacré à la disposition. (Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 7, Préface)
J'ai fait voir, dans un des livres précédents, que la division est l'analyse d'un tout en plusieurs parties, et la partition une subdivision du genre en plusieurs espèces. Quant à la disposition, je la définis une distribution des choses et des parties, qui assigne à chacune le rang qui lui convient. (Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 7, chap. 1)
[J]'ai à présent à expliquer l'ordonnance des causes judiciaires, dont les espèces sont si variées et la nature si multiple : quelles sont les règles et les qualités de l'exorde ; celles de la narration ; ce qui constitue la force des preuves, soit qu'il s'agisse de confirmer ce qu'on a avancé, ou de réfuter les allégations de la partie adverse ; l'art qu'il faut déployer dans la péroraison, soit qu'il faille, dans un court résumé, reproduire la cause entière sous les yeux du juge, ou frapper le dernier coup en déchaînant les passions.
• Joseph de Jouvancy (1643-1719)
- J. de Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 26
D[emande]. Qu’est-ce que la Disposition ?
R[éponse]. C’est le classement en bon ordre des arguments que l’on a trouvés. (J. Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 5)
D. Combien y a-t-il de parties dans le discours ?
R. Il y en a quatre : l'Exorde, la Narration, la Confirmation et la Péroraison. On ajoute quelquefois une cinquième partie, la Réfutation, mais elle se rapporte à la confirmation et fait corps avec elle.
Jean-Baptiste Crevier (1693-1765)
- J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. I, p. 307-309
Jusqu’ici nous avons des matériaux : mais pour construire l’édifice du discours, il faut les mettre en ordre : sans quoi nous ne nous verrions qu’un amas confus de richesses sans aucune grâce ; et même, on peut le dire, sans véritable utilité. De belles pierres, des marbres, de grandes pièces d’un bois bien choisi, tout cela jeté pêle-mêle et au hasard, ne formera qu’un monceau, dont les parties pourront avoir leur mérite, mais qui dans son tout ne sera capable ni de plaire, ni d’être de service. Rangez en ordre ces différents matériaux, mettez-les chacun en leur place : alors s’élèvera un bâtiment, dont le spectacle satisfera les yeux, et qui vous procurera une des grandes commodités de la vie humaine. Tel est l’effet de la Disposition en Eloquence. Les choses que vous avez trouvées et amassées dans votre esprit, et qui brillaient chacune de leur propre beauté, acquièrent par l’agréable distribution que vous en saurez faire, un nouvel éclat, et elles se prêtent un mutuel appui, au moyen duquel elles se soutiennent, elles se fortifient réciproquement, et deviennent tout autrement propres à opérer la persuasion. […] La disposition influe sur tout. Elle distribue le discours en ses principales parties : elle arrange les preuves entre elles : elle place convenablement les pensées qui entrent dans la composition de chaque morceau. […]
La distribution des parties du discours est ce qui coûtera le moins à l’Orateur : la nature elle-même nous l’enseigne, comme l’observe Cicéron. […] Voilà la marche de la nature : et en conséquence le discours a quatre parties principales. L’Exorde, la Narration, s’il s’agit d’un fait, comme il s’en agit toujours dans les causes judiciaires, la Confirmation, la Péroraison.
Joseph-Victor Le Clerc (1787-1865)
- J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 66-67
La Disposition, dans l’art oratoire, consiste à mettre en ordre toutes les parties fournies par l’Invention, selon la nature et l’intérêt du sujet qu’on traite. La fécondité de l’esprit brille dans l’invention ; la prudence et le jugement dans la disposition. Il ne suffit pas de montrer à l’esprit beaucoup de choses, dit Montesquieu : il faut les lui montrer avec ordre ; alors nous nous ressouvenons de ce que nous avons vu, et nous commençons à imaginer ce que nous verrons ; notre âme se félicite de son étendue et de sa pénétration. Mais dans un ouvrage où il n’y a point d’ordre, l’âme sent à chaque instant troubler celui qu’elle y veut mettre. Quiconque ne sent pas la beauté et la force de l’unité et de l’ordre, n’a encore rien vu au grand jour ; il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon [note : Buffon]. […]
Les rhéteurs comptent six parties du discours oratoire, non qu’elles y entrent toutes, ni toujours essentiellement, mais parce qu’elles y peuvent entrer ; savoir : l’exorde, la proposition (où la division se trouve comprise), la narration, la preuve ou confirmation, la réfutation, la péroraison.
Christine NOILLE